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Focus

Histoires de labels (14) : On The Corner

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Le label britannique et global On The Corner a été fondé vers 2014 par Pete Buckenham, en marge de son travail pour l'ONG Amnesty International. Il y développe son amour pour les musiques africaines, le jazz, la musique électronique, et surtout pour les productions hybrides contemporaines. Voyageur infatigable, aussi actif comme DJ que comme patron de label, il explore les musiques nouvelles de Londres et Berlin à Casablanca et Zanzibar, il défriche des répertoires inattendus, guidé par curiosité insatiable. Nous lui avons demandé de raconter son parcours.

Le label On the Corner participe à l'édition 2022 du festival Africa is/in the future. Son fondateur sera présent pour une table ronde autour des musiques du monde et des musiques hybrides au cinéma Nova le samedi 10 décembre. La discussion sera suivie des concerts de Alai K, Guedra Guedra et terminera par un dj-set de Pete Buckenham lui-même.

Les disques du label On the Corner sont disponibles sur sa page bandcamp.


Première question classique, Pouvez-vous résumer les origines du label ?

L’origine du label est, je suppose, mon approche aventureuse de la musique, qui a commencé à l’époque analogique où, adolescent, je suivais mon instinct pour mettre la main sur des musiques nouvelles. Ça signifiait écouter les radios pirates pour entendre de la jungle, puis partir à la chasse dans les magasins de disques et trouver des compilations du label Ninja Tunes ou de Warp. Ces sons et ceux des émissions nocturnes de la radio étaient des ouvertures, des portes vers ces labels, ces artistes, ces mondes. J’avais quelques 45 tours quand j’étais enfant mais j’ai vraiment commencé à collectionner les vinyles vers 16, 17 ans et je me suis intéressé aux origines du jazz et au climat social qui l’entourait, puis de là à des gens comme Pharoah Sanders. Puis plus tard j’ai entendu des choses qui me plaisaient venant d’Afrique. Et ces trois angles, la musique électronique, le jazz et les percussions africaines, m’ont inspiré d’autres explorations. Je pense que c’est de là que vient le label, le fait d’être intéressé par ce qui ne ressemblait à rien de ce que j’avais entendu jusque-là, par ce qui n’avait absolument rien de familier mais qui résonnait d’une certaine manière.

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Et donc, Miles Davis, On the corner, j’ai déjà beaucoup raconté commencé comment ça a été la première dose qui m’a lancé dans le jazz, mais aussi dans cette forme de composition, de collage, et surtout dans l’origine de ces sons. L’origine de cette palette de sons a été la clé, je crois. Le fait qu’aujourd’hui Steve Reid et Kieran Hebden mélangent la batterie acoustique avec la musique électronique (voir les albums The Exchange Session, Tongues et NYC, ndlr) vient de là. J’aime les aventures qui font voyager la musique, et ce n’est pas juste quelques enregistrements isolés, si importants soient-ils, mais la trajectoire qui part des origines du blues, et de l’influence des rythmes d’Afrique de l’Ouest sur le jazz, qui a été le point de départ pour moi. Je pense que la musique et les sons les plus intéressants de la musique occidentale ont tous été influencés par la musique noire, que ce soit le jazz ou le hip-hop mais aussi d’autres. Je ne veux pas dire des disques évidents comme ceux de Paul Simon, mais plutôt des albums comme Remain In Light ou My Life In The Bush Of Ghosts. Ce sont de bons exemples de disques qui sonnent totalement différents et novateurs, mais qui reposent en grande partie sur des samples ou des rythmes venus d’ailleurs.

Et donc je me suis lancé dans une odyssée à travers différentes villes d’Afrique, pendant toute une période après l’université. Je ne pensais pas alors travailler dans la musique mais les voyages et l’exploration m’ont amené à rentrer plus profondément dans tout ça. Aujourd’hui l’internet a rendu possible l’accès à des sons plus éclectiques, mais ça reste une chose en deux dimensions. Vous pouvez écouter des choses étonnantes sur une radio internet n’importe où dans le monde mais il n’y a quasi jamais de playlists ni d’explications. Donc ce seront des sons nouveaux, qui vont vous influencer mais sans contexte. Je pense que ça a changé vers 2009/2010 avec des magasins, des labels, et des médias qui ont permis une abondance d’éclectisme qui peut s’adresser aux goûts et aux publics de plus en plus niche et permettre l’accès aux coins les plus lointains, les plus reculés de la culture et de la musique.

Vous semblez avoir combiné votre goût du voyage autant avec votre travail pour Amnesty International, et votre travail en tant que DJ et patron de label. Est-ce qu’il y a un lien entre tout ça ?

Oui je pense qu’il y a un lien entre les deux, il y a les deux éléments. Mon travail, ma carrière dans une organisation des droits de l’homme, m’a amené à m’intéresser aux histoires. Mon travail pour Amnesty International était en partie éditorial et j’ai travaillé sur des narrations et des histoires, parmi lesquelles les histoires les plus horribles et les plus déprimantes qu’il soit possible d’entendre. Le lien entre les deux c’est que quand je voyageais dans des endroits inhabituels, c’est la connexion avec la musique qui m’aidait à comprendre le lieu et les gens. J’ai étudié l’anthropologie, j’ai exploré des cultures, comparé des cultures, mais c’était à travers des livres et tout ça. Ici le fait d’être présent sur place c’était tout autre chose. Donc ce n’est pas juste le voyage, l’amour du voyage, mais ce qu’il représente et ça c’est dans la musique, dans le label. C’est d’aller dans des endroits, des espaces, nouveaux, c’est dans la communication entre l’analogique et le digital, entre les sagesses anciennes et la technologie, c’est établir des connexions entre des cultures et des espaces qui ont l’air radicalement séparés.

Je pense que Guedra Guedra et Alai K sont des exemples parfaits de cette de cette dissémination de la Bass Culture. La Grande Bretagne a sa propre histoire, ses propres liens avec la musique noire, et sa musique populaire et indie a été fortement influencée par la culture des sound-systems, de Massive Attack jusqu’au label On-U Sounds. C’est une institution qui avance dans cette direction, qui propage l’influence de la culture noire, de la Black Britain. Comme la jungle en son temps, même si malheureusement la jungle a été très maltraitée en Angleterre par les autorités parce qu’elle venait de la classe ouvrière et des communautés noires. Elle a été traité d’une manière classiste et n’a pas été reconnue à sa juste valeur, ça change aujourd’hui et elle est à nouveau massive, comme on disait avant.

Le label s’appelle On the Corner en hommage à Miles Davis. Quelle est l’importance de la connexion Jazz pour le label?

Le Jazz est important, en elle-même et aussi pour ce que la musique reflète de la société, la vie à la Nouvelle-Orléans, les lois ségrégationnistes de Jim Crow et tout ça. Il y a tellement d’Histoire et de culture qui peut être lu à travers la musique. La musique peut être politique, et incroyablement personnelle aussi. Je pense que la musique la plus puissante vient de ces deux éléments, et du fait d’être musicalement talentueux bien sûr. C’est le sommet, avoir du talent et quelque chose à dire, et en plus un point de vue personnelle, mais en la dépassant vers une perspective plus large. Il y a la forme, l’inspiration et l’expression ; Il y a des musiques qui sont très bonnes dans un de ces domaines, mais quand les trois sont réunis, son pouvoir est immense. Je pense que Miles Davis a trouvé son message quand il a lancé sa période électrique et changé de style. Il avait déjà des disques géniaux mais c’est là qu’il a trouvé les trois voies.

Vous avez dit dans une interview : « je suis motivé par la musique qui me fait demander « mais qu’est-ce que c’est que ce truc ? » » ? Quelle est votre stratégie pour trouver de la musique nouvelle ?

Je n’en ai pas vraiment, ça vient et ça va, ça fluctue. Ça vient du label et c’est supporté par mon travail de DJ. Ces dernières années ce dernier a influencé certains aspects du label, et les sorties du label s’invitent dans mes dj-sets, mais parfois les deux sont très clairement séparés. Je gagne ma vie comme résident-dj dans des endroits très chouettes, et je dois jouer dans un cadre précis, mais j’ai développé une manière de faire qui n’est pas commerciale, qui garde les choses intéressantes et introduit des sons nouveaux. Donc mon approche de la musique évolue tout le temps. Alors si quelqu’un veut me contacter, ou si je veux contacter quelqu’un, ce sera sur base de ce dialogue. Pour les artistes c’est une manière de sortir des disques mais ce que je cherche ce sont des artistes qui essaient de dire quelque chose d’innovant selon une des trois perspectives dont je parlais, pas forcément les trois, mais qui racontent quelque chose d’une culture, ou d’une situation particulière, ou bien qui parte d’une expérience personnelle. Quelqu’un qui fait quelque chose de neuf, c’est déjà bien, mais les trois éléments m’intéressent en tant que label.

Pour un label, partir à la recherche de nouvelles signatures peut être un challenge, parce que quand un artiste est approché par un label, il se peut que le label vienne avec un point de vue plus commercial ou carriériste. Le travail du label c’est de chercher de la visibilité, de la diffusion, pour l’expression créative de l’artiste, d’avoir une influence et une responsabilité dans sa carrière. Donc un label est bon quand il a des périodes de succès, il dépend de sa capacité à permettre qu’un disque touche un public plus large, parce que tous les disques n’y parviennent pas, ils ne sont pas tous rentabilisés et sont juste payés par le label lui-même. Mais j’essaie de ne pas mettre cette pression-là au départ, cette obligation de rentabiliser, parce je ne veux pas mettre comme objectif premier de vendre telle ou telle quantité d’exemplaires. Si la qualité est là je peux l’entendre, chez un artiste. Et si collectivement on fait du bon travail, on peut dépasser la somme des parties, comme dans une équipe de football. Je pense qu’un label c’est ça aussi, avoir le sentiment de faire partie d’une famille, d’un environnement, d’un écosystème.

Toutes ces sorties, je ne veux pas leur imposer des objectifs, certains de mes disques préférés ne sont pas rentré dans les frais. Mais le projet et la relation personnelle avec l’artiste étaient importants. La musique peut se transformer si on met des chiffres de vente comme objectif premier, comme critère d’évaluation. Donc oui, la stratégie pour trouver de la musique nouvelle est que ça doit devenir une bonne relation. Ça signifie parfois devenir une sorte de producteur exécutif comme dans le projet avec Siti Muharam, et trouver un cadre qui corresponde au label, et rassembler les musiciens qui y répondent. Le label peut parfois influencer les artistes dans une certaine direction, et alors la musique qu’on sort peut leur servir de carte de visite.

Comment trouver un équilibre entre la cohérence du label et le désir d’exploration ?

Je pense que l’exploration peut parfois donner cette cohérence justement. Comme dans les moments les plus fous du label, je pense à African Sciences, ou Sunken cages ou Hieroglyphic Being qui sont des phénomènes singuliers, presque des anomalies, qui signifient beaucoup en terme d’exploration, de planter un drapeau en territoire inconnu, et qui ouvre un espace énorme dans lequel opérer. Donc ces anomalies, en terme de son en général, mais aussi à l’intérieur du label, peuvent contribuer à repousser les frontières du label, donner au reste du label de nouveaux espaces où opérer. Je pense que quand ça fonctionne les artistes trouvent leur propre direction, leurs propres balises, que ce soit Collocutor établissant de nouvelles frontières pour le jazz modal, ou Guedra Guedra, Alai K et Sunken Cage, qui représentent le son que On The Corner a à faire découvrir dans ce domaine. Mais le monde de la musique, celui des playlists Spotify, n’est pas encore tout à fait prêt pour ce genre de « musiques globales underground locales », il manque des points de référence pour les digérer, pour en reconnaitre la qualité.

Il y a beaucoup de collaborations entre les différents artistes du label, se produisant les uns les autres ou jouant sur les albums les uns des autres. Est-ce quelque chose que vous organisez ou est-ce que c’est le résultat d’une connexion organique entre eux ?

Oui je les encourage, et non je ne les organise pas toujours. Cela dépend de mon rôle dans le projet. Mais comme je disais j’espère que les artistes viennent chez moi à cause de ce que j’ai produit dans le passé et qu’ils voient qu’il y a là un tremplin pour eux. Et donc ça rend les collaborations naturelles, et c’est magnifique que les artistes s’y prêtent.

A part le jazz, la plus grosse influence musicale sur le label est celle de l’Afrique. Il semble y avoir une source inépuisable d’artistes fascinants sur le continent. Comment peuvent-ils traverser les frontières vers l’Europe, au propre comme au figuré ?

Oui c’est une question difficile, la question de la musique traditionnelle et de la musique moderne, je pense. La conversation analogue/digital est bonne, mais parfois les musiciens en Afrique n’ont pas beaucoup de contacts avec d’autres artistes, avec d’autres genres, et parfois la conversation peut être une question compliquée ; Qu’est-ce que la tradition ? Quel est le rôle d’un label occidental dans la musique africaine ? Quelle est la part d’exploitation ? Il s’agit d’un contrat qui engage de l’argent, mais il s’agit d’un label qui va diffuser la musique ailleurs mais sans que ça représente grand ’chose commercialement. Ça ne semble pas toujours normal aux artistes. La situation est très nuancée et c’est ça le défi je pense. Donc j’essaie que cette conversation ait lieu, mais aussi que les artistes soient soutenus. Et c’est très frustrant que beaucoup de ces artistes, surtout depuis le Brexit, vont avoir tant de mal à venir jouer en Grande-Bretagne, mais au moins leur musique est diffusée ici et en Europe. Et il y a encore des possibilités de tournée, plutôt en Europe, qui est plus ouverte. C’est encore très difficile en termes de finance. Mais oui ça revient à ce que je disais à propos de mes voyages, les musiciens comprennent le rythme et le langage de la musique, et cela se traduit souvent par-delà des différentes cultures. Les musiciens comprennent et c’est pour ça qu’il y a toutes ces scènes underground qui apparaissent un peu partout, de l’Afrique du Sud à Bogota, et qu’on a toutes ces réinterprétations locales de la musique occidentale dominante, et je trouve ça génial.

Vous avez créé un label avec une identité forte. Quel est l’importance de Victoria Topping, votre graphiste, dans le fait que chaque disque est visiblement reconnaissable comme un disque du label ?

Je la rencontre la semaine prochaine et j’espère la ramener dans l’équipe. Elle vient d’avoir un enfant et vient de prendre un break. Nous avons eu dans l’intervalle un jeune garçon, Ali, qui a bien saisi le label et qui a réalisé quelques pochettes, et d’autres ont été outsourcées. Et nous travaillons pour l’instant sur un disque de BCUC, avec un artiste du Nigéria qui s’appelle Alexis Sega. Je pense que c’est bien de ne pas reposer que sur Victoria mais aussi sur d’autres artistes, venus d’autres cultures, pour ne pas avoir qu’une représentation occidentale, un marketing occidental de la musique venue d’ailleurs. Ça permet d’être plus en phase avec les artistes. Mais ceci dit oui, Victoria est essentielle, elle est à bord du label depuis le deuxième ou troisième album et a fait tous les suivants depuis. Je suis toujours impatient de voir comment elle va représenter la musique et je trouve que notre relation a été très fructueuse, et qu’elle va continuer à l’être.

(propos recueillis par Benoit Deuxant)



Cet article fait partie du dossier Histoires de labels.

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