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Focus

Fictions clandestines : vitalité des rêves au cinéma

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publié le par Catherine De Poortere

Angle mort des sociétés laïques et insomniaques, le rêve concentre ses forces expressives sur l’écran de cinéma avec lequel il entretient des affinités thématiques autant que formelles. Les films ouvrent des espaces où les imaginaires dialoguent. Tous genres confondus, ils participent d’une confrontation sans cesse réactualisée entre les puissances du chaos, du refoulé et de l’inexplicable, et un monde qui se croit à l’abri de son propre savoir.

Sommaire

Visions diluviennes

Debout dans son jardin, les yeux rivés au ciel, Curtis attend l’orage. L’inquiétude et la fascination se lisent sur ses traits crispés. En un instant la pluie se met à tomber. Pas une pluie ordinaire mais un liquide sale, boueux. Curtis se réveille, c’est le matin, son épouse et sa fille prennent leur petit déjeuner. Plus tard le cauchemar revient. Encore et encore : une obsession. La masse sombre des nuages, les arbres parcourus de notes inquiètes, l’averse polluée, Curtis les ressent dans son corps.

« Ce ne sont pas juste des rêves, ce sont des sensations. »

Il en va tout autrement des éblouissements de Noé. Les couleurs qui annoncent le déluge dans l’adaptation du récit biblique par Darren Aronofsky viennent avec une intensité telle que leur origine surnaturelle ne fait aucun doute. Peu importe, pour les spectateur·ices comme pour l’entourage du prophète, les pluies diluviennes sont une réalité. Curtis, lui, tout le monde le croit fou.

De la Genèse au monde rural contemporain où se déroule l'action de Take Shelter, il y a une dignité du rêve qui se perd, celle d’un signe d’élection devenu symptôme de folie. Quoique prompt à enregistrer cette évolution anthropologique, le cinéma n'y adhère pas. C’est ainsi qu’à la toute dernière minute, en un mouvement de caméra d’une précision implacable, l’image donne raison à Curtis, retournant son regard effaré sur ceux qui ne le croyaient pas.

Ce parti pris qui va à l'encontre des avancées scientifiques interpelle. En épousant frontalement la cause du rêve, le cinéma montre qu'il ne se soumet pas aux lois de la physique, seulement à celles de l'imaginaire.

L’œil incisé

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Le rasoir dans Un chien andalou, et le couteau dans Meshes of the Afternoon, offrent des clés d'interprétation en figurant le geste radical qui anime ces deux pépites expérimentales. Au même titre que le montage arbitraire, ces instruments de découpe font plus que suggérer l’activité de l’inconscient, ils se mettent à l’affut de l’image qui fuse des profondeurs, en-deçà du visible. L’incision de l’œil indique le chemin à suivre. Car le cinéma est un rêve qui inspire le rêve. Par nature discontinues, les productions de l’inconscient se reconnaissent dans l’illusion d’une image en mouvement. Entre le rêve et ses représentations filmiques, la relation est d’autant plus complexe que les termes sont mélangés et que leurs objets souvent se confondent. Il y a là une véritable concordance qui ne se réduit pas à une scène unique qu’il suffirait de déplier pour y voir apparaître un motif stable et signifiant. Quand ce lien de proximité n’appelle pas à sa propre mise en abyme, il agit comme un catalyseur de fictions. Le rêve stratifie le récit en y empilant ses propres intrigues. Comment, dès lors, cette subjectivité presque clandestine, plurielle et indomptable, que le rêve inocule dans la fiction agit-elle concrètement ?

L’ambiguïté propre à la représentation onirique est qu’elle ouvre une brèche, obscure et féconde, entre l’objectivité du récit et la subjectivité des personnages. Dans Lost Highway ou Mulholland Drive, David Lynch transforme l’écran en une surface optique mouvante où les différents niveaux de perceptions se croisent et se recroisent . Dans cette topographie cérébrale, Inland Empire va encore plus loin en faisant rimer intériorité avec intrusion . Où se situe le réel du personnage ? Quelle part, dans ce qui est raconté, représente son vécu ?

Le risque des oracles

En revanche, lorsque la part du songe et la part du réel font l’objet d’une claire différenciation, le doute se déplace sur le rêveur. Curtis est peut-être fou, mais il est également lucide. Noé ? Sa rudesse et son intransigeance ne le rendent guère fiable. Jamais en gloire, perçus dans leurs manquements et leur vulnérabilité, ces hommes crispés de pathos pointent du doigt le statut problématique de leurs prémonitions. Dans le contexte d’une menace planétaire où l’action individuelle et collective engage des phénomènes d’adhésion, le crédit que les prophètes accordent au contenu de leurs propres pressentiments, souvent au mépris de l’évidence, court-circuite dramatiquement les principes d’objectivité et de concertation érigés en valeur dans la prise de décision.

J’attends ce rêve avec impatience parce que tout, dans l’avenir, est encore possible — Andrei Tarkovski, Le Miroir (1975)

Le prologue du Miroir présente une séance d’hypnose. Vrai ou faux, le fait est que l’épisode semble n’avoir aucun rapport avec la suite de l’histoire, elle-même insaisissable.

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En une succession de tableaux d’une beauté hiératique, le réalisateur russe y laisse parler sa mémoire à travers un double alité et fiévreux. Sans trop se soucier de cohérence, il va et vient entre son propre vécu et le rêve, ses souvenirs et ceux de sa mère ou de son ex-femme. Cette dissolution du passé dans l’irréel est un exercice spirituel convertit en expérience sensible. La déroute des points de vue fait émerger l’angoisse contenue dans le récit raconté à la première personne. Au plus profond de la mémoire affective, plus rien de sépare le rêve du souvenir.

Si le passé se lit comme une suite désordonnée et confuse d’images entrecoupées de vide, l’avenir offre une apparence tout aussi ambiguë. Curtis et Noé, toujours eux, demeurent transis devant un événement dont la survenue leur semble inéluctable. Le fait qu’ils s’attèlent aussitôt à la construction d’un abri trahit une compréhension littérale du présage, une attitude servile à l’égard de l'angoisse. Certes, la force expressive du rêve fascine, mais elle n’en fait pas une fatalité.

Cette nécessaire mise à distance de la prophétie, c’est ce que l’on enseigne à Paul Atréides, le héros de Dune. Doté de qualités psychiques extraordinaires, ce jeune fils de roi subit des visions qui le bouleversent. Une inconnue lui apparaît au milieu d’un désert, surgit un couteau, le sang coule, deux armées s’affrontent, la main de l’inconnue se referme sur la sienne… Encore manque-t-il un lien logique à ces instantanés du futur, suggérant des possibles qui se cherchent à travers le feu des images.

Ne pas céder au magnétisme des songes devrait induire un questionnement sur leur origine. A une énigme dont la clé échappe encore à la science, la fiction répond de deux manières. La première situe leur origine dans l’inconscient. C'est l’inquiétante étrangeté des films de Maya Deren et Buñuel. Ce versant obscur et inaccessible de la pensée est aussi, semble-t-il, la source des visions de Curtis. Fût-il visionnaire, le héros demeure seul en lui-même.

Rouge ou bleue ?

Face à l’infinie complexité des rêves, il nous faut reconnaître que la science ne vaut pas grand-chose . — Paprika, Satochi Kon, 2006

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L’espace onirique peut aussi bien figurer un point de contact avec une autre intelligence potentiellement hostile. Ce cas de figure trahit généralement une situation d'emprise. Les images qui émergent pendant le sommeil sont convaincantes, elles prennent l’apparence de vérités intimes qui affectent les croyances, les convictions et les choix de la personne endormie. Une technologie qui permettrait à l'individu de visionner et de manipuler en temps réel ses propres rêves ou ceux d'une autre personne représenterait un danger d'une ampleur inédite au niveau de la société toute entière. Cette thématique se retrouve dans deux films très différents, Paprika et Inception. Mais là où Paprika développe un point de vue très politique sur la question mettant en place une structure labyrinthique qui se joue des correspondances entre le rêve et l'animation cinématographique, c’est à grands renforts d’effets spéciaux que Christopher Nolan s'empare du motif dont il use comme d’un argument intellectuel au seul profit d'une machine ludique et commerciale.

Nul besoin de machines intrusives pour prendre possession d'un esprit durant son sommeil. L’hypnose peut aussi bien faire l'affaire. C'est peut-être là le sens du prologue du Miroir. Quoique sous un angle moins anxiogène, Tarkovski évoque de cette manière la porosité d'un psychisme qui n'est jamais tout à fait protégé des influences étrangères.

Les rêves peuvent nous contrôler mais nul ne contrôle ses rêves

En dotant l’imaginaire d’une architecture sensible, le cauchemar prodigue des expériences dont l’impact entre en concurrence avec les évènements réels. Ce phénomène psychosomatique trouve une illustration saisissante dans une séquence mémorable de Dune. Étape majeure dans la formation de Paul Atréides, le test du Gom Jabbar requiert que le jeune homme introduise sa main dans une boite noire. A l’intérieur l’attend la pire des souffrances, celle qui, dépourvue d’objet, n’a pour seule cause qu’un stimulation de l’esprit. En retirant sa main, Paul constate qu’elle est intacte. Le cauchemar procède de la même manière. Bien qu’imaginaires, les sensations qui s’y manifestent laissent des traces.

Sur cette quasi équivalence entre réalité et irréalité sous l'angle de la sensation se profile le risque d’un renversement. Que se passerait-il si le rêve supplantait le réel ? Sous les traits glaçants de Morpheus, le roi des Songes, l’hypothèse se trouve au centre de la série de fantasy The Sandman. Morpheus exerce la fonction de gardien de l’ordre au sein d’un cosmos divisé entre mortels et immortels. Le roi des Rêves domine, il détermine le destin des humains qui vivent dans l’ignorance de leur assujettissement. La verticalité de cet univers connaît cependant une exception. Elle s’appelle Rose, prénom qui souligne sa nature de simple mortelle. Rose est un Vortex, statut qui lui donne un pouvoir de destruction tel que la frontière entre les mondes, fragile et poreuse, pourrait se rompre de par sa seule volonté, appelant les catastrophes sur la terre et dans l’au-delà.

L’approche anxieuse de cette série, commune à nombre d’œuvres de science-fiction, appuie le soupçon que l’humanité vivrait à son insu sous le joug d’une intelligence supérieure. La trilogie des Matrix reprend cette division platonicienne du monde. Dans l'univers dystopique des Washowski, le rêve est une prison offrant l’illusion de vie nécessaire à l'exploitation de l'humanité en tant que source d'énergie pour les machines. Dans cet ordre-là, le rêve n’est plus le lieu de la subversion du réel mais celui du contrôle absolu.

Rêver sa vie est à la portée de toutes et tous. Et c'est une option tentante. Un simple mouvement de repli promet de donner accès à un horizon de contentement infini, perspective aussi puissante qu’une drogue. La Science de Rêves et Ouvre les yeux mettent en scène la désillusion propre à ce choix de vie hors du réel. Car si les rêves peuvent nous contrôler, nul ne contrôle ses rêves. Perdus en eux-mêmes, les protagonistes de ces films sont condamnés à revivre sans cesse les mêmes scénarios affolants. La médiocrité des rêves autocentrés parle du désespoir de rêver seul.

Que le songe ouvre une porte sur un arrière-monde ou qu’il isole l’individu en lui-même, il tend aussi un miroir bouleversant aux représentations d’une époque, aux perspectives sombres et heureuses qui s’y dessinent. C’est peut-être sans le vouloir que Gondry et Amenabar stigmatisent le repli individualiste des sociétés ultralibérales. Pour eux, il s’agit sans doute de mettre en scène la tragédie de l’homme moderne débordé par son désir.

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A un tout autre niveau, Dune expose les dangers du fanatisme religieux. Les tourments qui s’expriment dans Take Shelter évoquent quant à eux l’anxiété climatique. Et c’est un sentiment du même ordre que met en scène Akira Kurosawa dans deux de ses Rêves. Avec leurs titres évocateurs, Le mont Fuji en rouge et Les Démons gémissants dressent le portrait plein de terreur d’un esprit hanté par la menace du nucléaire et de la bombe atomique.

Concevoir l'impossible

C’est un monde à deux ou trois, pas beaucoup plus. Les liens interpersonnels en sont le principal ciment. Cette forme élaborée d’union des âmes, il est vrai qu’au départ, c’est un mouvement de repli qui l’anime. On le voit pour le couple fusionnel dont Henry Hathaway dresse le portrait dans Peter Ibbetson. L’histoire est celle de deux amants qui, malmenés par la vie, découvrent le moyen de s’aimer en rêve. Il se trouve que ce bonheur vécu dans le secret du sommeil n’a rien d’égoïste. Mus par la nécessité de se porter un secours mutuel, c’est sans violence et sans lâcheté, avec une grâce accablante, qu’ils triomphent d’une société injuste et absurde. Arraché au réel comme une preuve de sa déroute, le rêve qui rassemble les esprits complices représente un lieu de résistance efficace.

Ce décadrage que permet le rêve par rapport à une situation bloquée vient avec ses propres valeurs. Il figure un moyen sensible de se projeter dans des situations concrètes par un élan qui engage ce qui est commun à l’humanité toute entière : le besoin de se sentir relié, l’énergie de l’empathie, celle de se mettre à la place des autres, à vivre des expériences hors de son corps et de son temps. Le cinéma décuple le penchant du rêve pour la métamorphose.

Ce sont toutes ses pistes réunies qu’explore l’animateur japonais Makoto Shinkai dans une œuvre qui lie questionnement écologique et ésotérisme. Que ce soit dans Voyage vers Agartha, Your Name, Les Enfants du temps, ou Suzume, l’univers fictionnel de cet auteur postule qu’il existe des passerelles à l’intérieur de l’espace-temps, mais aussi entre les corps et les sexes (Your Name). Cette circulation admet la possibilité de changer le cours des choses en remontant le temps, de créer des liens, de prévenir ou réparer des catastrophes.

Ainsi, en évoquant de façon détournée les nombreux cataclysmes qui se sont abattus sur le Japon ces dernières années, Makoto Shinkai ne cède pas au pessimisme. Il a le regard clair de ses héroïnes, leur foi d’enfant dans la possibilité de grandir de ses peines. Si ce réalisateur a sa place aux côtés de cinéastes nettement plus sombres, Nichols, Aronofsky, Deren, Villeneuve, Satochi Kon, etc, c’est qu’ensemble, au-delà de tout ce qui les différencie, ils ont en commun de considérer l’activité onirique comme une construction vivante de la pensée. Dans une dynamique de l’image, le rêve soutient l’idée qu’il y a autre chose, une part d’inconnu, une autre manière de voir, de comprendre, des points de vue autres. Ce qui, par conséquent, se donne pour inéluctable, ne l’est peut-être pas. Cette dimension d’inquiétude mélangée, effrayante, exaltante, et finalement très désirable, le cinéma lui offre un refuge.


Catherine De Poortere

Texte publié dans Habiter et raconter en solastalgie, Frédérique Müller / PointCulture (2023).

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