Dans la ville blanche (Alain Tanner)
Caméra et enregistreur: les stéthoscopes du Dr Tanner
Tout au long de son parcours de cinéaste de fiction, de 1969 à 2004, le Suisse Alain Tanner a donné une existence cinématographique à d’attachants personnages (de tous âges, des deux sexes et de tous les milieux…) en proie au questionnement ou confrontés à un choix important (pas nécessairement toujours très rationnel et argumenté ; parfois simplement vécu) quant à la direction à prendre pour la suite de leur vie. Un cinéma de l’entre deux : entre deux amours, entre ici et là-bas, entre l’acceptation de son rôle dans l’organisation du monde (du monde du travail, en particulier) et la fuite et l’insubordination libératrices…
Dans ce film, Paul (Bruno Ganz) profite d’une escale dans le port de Lisbonne pour déserter « l’usine flottante » dans les entrailles tonitruantes de laquelle il trime et parcourt le monde. Il prend une chambre dans une petite pension avec vue sur les docks de l’autre côté du Tage. Il reste là ; ne fait pas spécialement grand-chose. Il se repose, il dort ; il parcourt la ville (à pied), fait l’expérience de ses courbes, explore ses recoins cachés, la filme en Super 8. Il s’éprend de Rosa (Teresa Madruga), femme de chambre et serveuse au bar de la pension où il s’est arrêté et commence une relation avec elle. Il ne cache rien à sa femme Élisa, restée là-bas au bord du Rhin, dans cette Europe du Nord qui a si peu à voir avec ce Portugal libéré depuis moins de dix ans de la dictature de Salazar (les graffitis politiques prônant la révolution agraire ornent encore les murs des quartiers populaires). Avec son épouse, il entretient une de ces correspondances lentes d’avant Internet et les autres prothèses technologiques de la quasi-immédiateté : un échange au rythme des colis postaux et du développement par le labo des pellicules Super 8 de son journal filmé qu’il lui fait parvenir…
Si cet « entre deux femmes », cet « entre deux villes » et cet « entre le travail et le repos » rattache le film au reste de l’œuvre de Tanner, la manière de la mettre en chantier est cependant inhabituelle pour lui. Dans la - comme toujours - passionnante interview du cinéaste reprise ici (peu d’hommes de cinéma parlent aussi bien que lui de leur travail, avec beaucoup de clarté… mais sans nuire, par trop d’explications, à l’aura proprement cinématographique de ses films), il utilise lui-même l’expression de « renverser le sablier ». Alors que généralement chez Tanner, dans une veine qu’il qualifie de « pédagogique », il convient de chercher à faire descendre dans le corps des films, via leur incarnation par des personnages, des idées ou des discours sur le monde ou la politique, il s’agissait cette fois pour ce film plus « poétique », pour ce « rêve éveillé », de « tout faire remonter de la matière » (les personnages, les lieux, les choses, les objets…). Sans scénario bétonné au préalable, le film a été tourné dans l’ordre chronologique en improvisant chaque matin la suite de l’histoire.
Dans la ville blanche est un grand film urbain, singulier et fascinant. Volatile et charnel à la fois, il nous fait comprendre qu’une ville, c’est sa topographie, son climat, son organisation de l’espace, son architecture, la langue et les accents de ceux qui y vivent, ce qu’on y mange… Mais aussi, son « pouls » : selon quel rythme - lent ou rapide, continu ou haché - le temps s’y déploie.
Philippe Delvosalle
texte écrit pour La Sélec en 2009