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Crise environnementale: le regard des écrivains

page ouverte du Lion de Joseph Kessel
Avant qu’elle ne s’y intéresse explicitement, la littérature, proche des hommes et de la vie, n’a pas manqué de déceler, dans la société et dans le paysage, les premiers signes de la crise environnementale actuelle.

Sommaire

Ne manquez pas l'épisode précédent : La nature, ce qu'en font les écrivains

Les Campagnes hallucinées (1893), Les Villes tentaculaires (1895), Emile Verhaeren

Les Villes tentaculaires de VerhaerenPeu de choses, dans le paysage, trouvent grâce aux yeux d’Emile Verhaeren, qui, lorsqu’il regarde la ville et ce qui, au-delà de ses murs, reste des campagnes, voit se dresser partout les spectres de la technique mortifère. Moderne quant au choix de ses sujets, le poète symboliste belge l’est moins lorsqu’il considère le progrès comme destructeur de la puissance individuelle et du lien social. « C’est la ville tentaculaire / La pieuvre ardente et l’ossuaire. Debout / Au bout des plaines / Et des domaines. »


La Terre, Emile Zola, 1887

La Terre de ZolaEn inscrivant le monde paysan de son siècle au milieu de sa grande fresque consacrée à ses contemporains, Zola fait de nous, par la puissance de sa langue et la droiture de son propos, les témoins de la naissance du monde industriel. Une telle représentation a beau venir chargée de signes d’inquiétude, les motifs de celle-ci – violence, injustice, misère, maltraitance des bêtes –  sont aujourd’hui portés à un tel degré d’horreur que leur forme originelle en ressort, par comparaison, presque supportable. Déjà à la fin du XIXème siècle, le travail de la terre offre aux hommes bien des occasions de se haïr et de s’entredéchirer, mais pas au point de la détruire, elle, leur unique ressource. Mais c’est dans leur acharnement, cette violence qui les consume, à vouloir tirer de la terre, non pas des nourritures, mais de l’argent, que l’on voit poindre le modèle productiviste actuel. 


Robinson Crusoe, Daniel Defoe, 1719

Vendredi ou les limbes du Pacifique, Michel Tournier, 1967

Sa Majesté des mouches, de William Golding, 1954

Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel TournierAyant réussi, après un naufrage en pleine mer, à survivre dans un milieu originellement hostile à sa présence, Robinson Crusoé est l’exemple même du héros dont, trois siècles après son apparition sous la plume de Daniel Defoe, il faut remettre en doute le culte. Ses qualités bien qu’incontestables de ruse et d’intelligence demeurent celles du pionnier qui, en terre inconnue, étrangère, inhabitée ou sauvage, prend triomphalement possession de ce qui l’entoure malgré de moindres aptitudes physiques grâce à une discipline et des facultés d’organisation qui lui donnent l’avantage sur la faune et la flore locale. Sur son exemple se voit donc mis en avant un type de rapport avec la nature qui passe nécessairement par la domination et l’appropriation. Ses aventures sur l’île déserte, une succession de problèmes à résoudre, d’affrontements, de conquêtes, ont ceci de sublime qu’elles dépassent de loin ce que requiert la survie. Elles engagent un excès, une ivresse de l’efficacité, une apologie de la technique, et sous cet excès, cette ivresse, cette célébration, les valeurs de l’homme blanc occidental. Le terme « robinsonnade » rallie sous la bannière du genre tous ceux qui, dans la littérature puis au cinéma, sur le modèle du héros de Daniel Defoe, se sont retrouvés dans une situation semblable, celle de l’homme civilisé qui, dans la détresse, parvient à se sauver lui-même et avec cela, l’idée même de civilisation. Il semble qu’à cet égard, la version que donne Michel Tournier de ce personnage soit suffisamment profonde et suffisamment clivée pour laisser le doute s’insinuer quant au bien-fondé de ses actions. Ainsi en va-t-il également d’un autre roman relatant des faits similaires sur fond de naufrage et de lutte pour la survie, mettant, lui, en jeu, un groupe d’enfants : Sa Majesté des mouches, de William Golding (1954).


Les Raisins de la colère, John Steinbeck, 1939

Les Raisins de la colère de SteinbeckÉpousant le point de vue d’une famille de fermiers chassés de leur terre pendant la Grande Dépression, ce récit d’un exode vers la Californie lève un voile sévère sur la situation du monde agricole en Amérique au début de l’ère industrielle. Aux périodes de sécheresse qui accablent une terre déjà très appauvrie par le manque de rotation des cultures s’ajoutent la mécanisation progressive du travail réclamant des investissements coûteux qui auront bientôt raison des petits propriétaires endettés. Le faible rendement de leurs terres ne leur autorisant pas d'investir dans les nouvelles technologies, ceux-ci s’en vont chercher fortune ailleurs sans se douter qu’ils sont ainsi des milliers à tenter de survivre, à offrir leur services sur des propriétés en voie de se passer tout à fait d’une main d’œuvre aussi vulnérable que dispensable. Centré sur le devenir moral de l’homme dans une économie qui le nie, ce document qui figure parmi les toutes grandes œuvres de la littérature américaine expose la violence d’un système qui, sur l’argument de nourrir le plus grand nombre, finit par affamer ceux qui s’emploient à le faire fonctionner. Après avoir été fixée au cinéma par John Ford l’image d’une jeune femme offrant le sein à un homme tout aussi démuni qu’elle reste gravée dans les esprits.


Le Lion, Joseph Kessel, 1958

Le Lion de KesselL’amitié extraordinaire qui lie le lion King à Patricia, dix ans, et l’admirable leçon de vie que l’on a voulu en dégager font de ce roman un ouvrage que l’on destine habituellement à la jeunesse, une lecture dite scolaire qu’il faudrait oublier ensuite, n’étant pas censée survivre à un regard adulte. Il y a néanmoins, dans cette histoire dont l’issue, on le sait bien, ne peut être que malheureuse, une réelle lucidité quant à l’avenir des rapports de l’homme avec les animaux sauvages. Il y a une communication possible, nous dit Kessel, entre des êtres très différents : parents et enfants, hommes noirs et hommes blancs, humains et non-humains. Mais lorsque les lois naturelles viennent mettre en péril celles des hommes, ce sont ces dernières qui prévalent. Comme toute grande tragédie, celle-ci se trame d’une succession d’erreurs et de fautes, de mauvaises décisions prises dans l’étranglement d’un milieu qui prive les hommes, sinon de recourir à leur libre arbitre, au moins d’avoir accès à la meilleure part d’eux-mêmes. De quelque manière que l’on défasse le nœud du drame, tout le monde est coupable et tout le monde est innocent. La réserve naturelle kenyane où se déroule l’action a beau accueillir une version adoucie de ce qui ailleurs prendra des formes plus terribles, c’est un terrain propice au drame, une aberration tout comme l’est l’Afrique colonisée, continent ployant sous la menace de lois, de principes, d’agencements qui ne sont pas les siens et ne lui conviennent pas, qui trahissent sa propre intelligence et celle des populations humaines et non-humaines qui la peuplent.


Le Mur invisible, Marlen Haushofer, 1963

Le Mur invisible de HaushoferBien sûr rien n’est dit clairement : à la présence inouïe d’un mur invisible dont on ne peut savoir ni où il commence ni où il s’arrête et qui, surgi aussi soudainement qu’irréfutablement, au milieu de cette paisible région des pré-Alpes autrichiennes, constitue désormais une limite infranchissable, il n’y a pas d’explications, pas d’explications certaines du moins, mais des hypothèses oui, comme celle d’une catastrophe naturelle inédite, d’un accident industriel ou l’explosion d’une bombe d’un genre nouveau, hypothèses que la narratrice, se découvrant dans la panique d’un jeune matin prisonnière de cet enclos terrifiant, a tôt fait de chasser de son esprit au profit du constat que, toute vie ayant été éradiquée de la planète hormis là où elle se trouve, personne ne viendra la sauver et que par conséquent, elle se doit, à elle-même comme à l’espèce humaine, d’organiser sa survie. Pour l’y aider, elle peut tout de même compter sur la compagnie, fragile mais fidèle, d’une vache, fort heureusement pleine, d’un chien et d’une chatte. Avec le travail de la terre, ces animaux représenteront pour la narratrice tant une source de travail que d’inquiétude, autant de joie que d’amour, toutes choses qui la retiendront de sombrer dans la folie. Sur une intrigue qui progresse lentement, et qui toute austère et frustre qu’elle puisse sembler, sait simplement se montrer fidèle au rythme des saisons, se cachant presque, comme la vie ordinaire, de s’acheminer vers une fin furieuse, se dessine une relation avec la nature et les bêtes qui, pour n’avoir rien d’original à inscrire au tableau des rapports entre l’humain, le sol qu’il colonise et les êtres qu’il soumet, repose néanmoins les fondamentaux d’une entente harmonieuse et, pourvu qu’aucun élément hostile ne vienne la troubler, durable.


La Supplication, Svetlana Alexievitch, 1997

La Supplication de Svetlana AlexievitchNée en Biélorussie, non loin de Tchernobyl, Svetlana Alexievitch a mené une enquête de dix ans auprès des populations touchées par la catastrophe qui, la nuit du 26 avril 1986, a transformé un immense territoire en zone sinistrée, répandant sur elle un voile mortel de pollution qui ne se lèvera pas avant plusieurs siècles. Partie recueillir des témoignages auprès des liquidateurs, de leur famille, des citoyens ordinaires expulsés de chez eux, des médecins, mais aussi les politiciens et les scientifiques, l’auteur, qui fut journaliste avant d’assumer son statut d’écrivain, récemment couronnée du prix Nobel de littérature, dresse le tableau éperdu d’une humanité sacrifiée et impuissante quant à son propre potentiel de destruction.


La Possibilité d’une île, Michel Houellebecq, 2005

La Possibilité d'une île de HouellebecqEn faisant de Daniel, né au XXIème siècle, le narrateur de sa propre vie, récit que reprennent ensuite les vingt-cinq clones successifs de ce premier personnage, Houellebecq conduit une saga qui s’étend sur près de deux mille ans. S’il s’agit encore pour l’auteur de s’enfermer dans ses obsessions réactionnaires (romantisme déçu, adoration canine, solitude existentielle, faillite des grandes religions), son pessimisme se projette cette fois sur un fond plus vaste et peut-être plus profond, si l’on veut bien rendre à ce mot son sens spatial. D’une histoire qui embrasse l’avenir avec autant de détails que de pusillanimité se dégage l’inverse d’un catastrophisme environnemental. L’auteur prête en effet sa voix à celle d’un scientisme confiant et instruit qui, face aux menaces que l’épuisement des ressources et la pollution font porter sur l’avenir de la planète, ne doute pas que le progrès des techniques permettra de sauver ce qui doit l’être. Une nouvelle source d’énergie remplacera opportunément celles qui se seront taries, le clonage apportera un remède à l’épuisement de l’amour. Les motifs de désespoir sont donc à chercher ailleurs, moins dans l’avenir de la planète qu’au plus près de l’homme, dans quelques derniers soubresauts existentiels de sa chair clonée, dans son corps incroyablement performant maintenant que le voilà débarrassé de ses désirs et peut-être du même coup de ses excès. Sur ce constat, dans la veine des contre-utopistes du siècle passé, Wells, Huxley, Orwell, Zamiatine, Witkiewicz, pour ne citer que les plus célèbres, Houellebecq ne prédit rien moins que la fin de l’humanité – du moins telle qu’on l’entend encore aujourd’hui.


La Route, Cormac McCarthy, 2006

La Route de Cormac McCarthyL’épisode le plus emblématique de ce roman d’anticipation devenu en moins de temps qu’il ne faut pour le dire un best-seller et un film avec la star du moment, pourrait, à mes yeux, remettre en cause sa charge dénonciatrice contre la société de consommation. L’action se situe dans un monde post-apocalyptique. Un père et son fils tentent de survivre en échappant aux hordes d’hommes redevenus sauvages voire cannibales, tâchant de trouver eux-mêmes à se nourrir de façon pacifique. Et voilà que leur errance les conduit jusqu’à une cannette de Coca-Cola, la marque étant citée de façon claire et délibérée. Le père offre le breuvage à l’enfant qui, né après la catastrophe, n’en a jamais bu de sa vie. Celui-ci le trouve délicieux. S’ensuit d’après mes souvenirs un éloge des plus inspirés dont on se demande s’il ne s’agirait pas plutôt de célébrer les vertus d’un grand vin, fruit d’un savoir-faire précieux devenu obsolète sur une terre où plus rien ne pousse. Mais non, l’élixir porte le nom de Coca-Cola, emblème de la trash-food, ce que l’industrie américaine a pu produire de pire au XXème siècle. Alors, je me demande si l’horreur dont La Route nous dresse un tableau ému ne tient pas moins à décrire en toute connaissance de cause un état de catastrophe dont l’humanité se sentirait responsable qu’à regretter, au fond, tout ce qui a été perdu, et qui relèverait autant des richesses de la nature que de ce que l’homme, en dépit de son caractère déraisonnable, a inventé en terme de confort et de plaisirs, la suavité du Coca-Cola par exemple?


Défaite des maîtres et possesseurs, Vincent Message, 2015

Défaite des maîtres et possesseurs de Vincent MessageAvec ce livre écrit par un auteur engagé pour la cause animale, il faut bien parler de pitch, car en vérité l’intrigue part d’un postulat qui ne laisse pas le hasard s’emparer de son déroulement, de fait, très programmatique : dans un futur proche, une population extraterrestre a pris le pouvoir sur un monde abîmé et considérablement appauvri. Pour assurer sa subsistance, il semble que les envahisseurs n’aient guère eu d’autre choix que de se mettre à manger les hommes, à consommer leur chair sous diverses manières et dans diverses qualités et, à cette fin, de pratiquer un nouveau type d’élevage, lequel paraîtra des plus sordides à un lecteur pourtant prêt à considérer cette pratique comme normale, saine et légitime dès lors qu’elle concerne toute autre espèce que la sienne. Ainsi, par ce simple renversement annoncé sans fards dans le titre et inscrit dans une intrigue aussi glaçante que mouvementée, l’auteur se fait fort d’interroger notre regard sur l’alimentation carnée, ce qu’elle implique comme injustices sociales, comme forme de société, mais aussi en mauvais traitements sur des êtres sensibles, humains et non-humains, et pour finir, en dégâts sur l’environnement. Telle est la réponse que l’auteur adresse à Descartes dont l’injonction « Rendons-nous maîtres et possesseurs de la nature. », prononcée il y a quatre siècles, prospère encore aujourd’hui.


Crue, Philippe Forest, 2016

Crue de Philippe ForestÀ qui s’étonnerait de voir figurer sur cette liste le nom d’un auteur davantage connu pour ses récits intimes que pour sa verve romanesque, je dirais que Philippe Forest se trouve être celui qui, pour cette raison-là, remplit le plus légitimement sa place dans une telle sélection. Pourquoi ? D’abord parce que, s’agissant de témoignage, quoique loin d’être exempt de références à la propre histoire de l’auteur, Crue a la substance d’un roman, c’est-à-dire une intrigue, du suspense et des personnages, arsenal sommaire d’une œuvre d’invention, et ici, d’anticipation. Ensuite parce que la juxtaposition d’éléments autobiographiques et fictionnels confèrent à ces derniers une force d’inquiétude supplémentaire, il en va d’eux comme de soucis réels, graves, profonds que seul le rêve et, en l’occurrence la fiction, ont le pouvoir de porter au grand jour, ceci bien entendu sans leur offrir une issue. Aussi Philippe Forest n’hésite-t-il pas à se jouer de la polysémie du mot « crue » en chargeant ce terme de porter une interrogation sur la croyance ainsi que tout le champ lexical qu’on peut lui associer : intuition, clairvoyance, déni, comme, plus prosaïquement, d’annoncer le contenu effectif du livre, contenu qui nous intéresse au premier chef puisqu’il s’agit d’une sorte d’apocalypse voire donc, de la fin du monde. Ce déluge, nous apprend très tôt le narrateur, ne vient  pas autrement que pour porter le coup de grâce à un monde déjà défait, désuni et déliquescent, un monde pollué, socialement meurtri, biologiquement malade. Sans doute faut-il voir dans une telle conclusion (punitive ?) la résurgence de l’épisode biblique de Noé, mais, d’une décourageante évidence, cette filiation n’est dans mon souvenir pas énoncée. Le texte met plutôt en avant son ancrage dans un monde très contemporain, une ville sans nom mais qui, décrite dans le détail, semblerait tristement familière, avec ce soupçon d’universalité qui la rendrait conforme à n’importe quelle mégapole actuelle courant le risque de se voir un jour envahir par une puissance, peut-on encore dire, naturelle ?, qui, à l’exemple de la pluie, n’aurait rien de purificateur.


Règne animal, Jean-Baptiste Del Amo, 2016

Règne animal de Jean-Baptiste Del AmoSi tout, dans cette histoire, plaide pour la métaphore, le tableau que Jean-Baptiste Del Amo dresse d’un élevage porcin français se veut exact et précis, au fond moins une métaphore du système productiviste actuel qu’une métonymie de la société tout entière. Sur une intrigue familiale s’étalant sur plusieurs générations et qui embrasse la totalité du XXème siècle, l’idée se fait qu’un même sort unit les exploitants et les exploités, les bêtes et les hommes. Ceux-ci, en dépit de leur statut, n’en sont pas moins également, des victimes. Selon une logique déjà exposée par Kafka dans La Colonie pénitentiaire, un système conçu pour détruire risque avant tout de détruire celui qui en use. Des maux innombrables tels que le cancer, l’alcoolisme, la dépression, toutes les formes de violence morale et physique, la brutale dégradation de l’environnement et celle, plus insidieuse, de la santé publique, la pollution, la solitude viennent comme la conséquence de pratiques absurdes au regard de l’écologie du vivant. Sur ce constat, s’inscrivant à la suite de Zola par le style et par la représentation sans concession du monde paysan, le pessimisme de Jean-Baptiste Del Amo ne se raccroche pas à la croyance qu’il y aurait eu, avant l’ère industrielle, une vie paysanne heureuse, une forme d’exploitation heureuse. Avec une radicalité assumée, c’est l’essence même de l’élevage qu’il interroge, étant déjà persuadé qu’un principe qui a pour fin la mort contient en germe toute la déchéance du monde.


Catherine De Poortere

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