La distance au coeur de l'expérience - Visions 2018.
Sommaire
Les dispositifs présentés travaillent la fragmentation, l'impossible recueil d'une totalité toujours en fuite, ou bien l'échappée de la globalité d'une scène (...), l'irrépressible débord du temps, la distance qui s'installe au cœur même de l'expérience éprouvée par votre propre corps... — Extrait du programme.
« Va maintenant, et raconte que tu m’as contemplée nue. Si tu y parviens j’y consens. »
Par ces mots, Diane scelle le sort d’Actéon. C’est en vain, raconte Ovide, que le chasseur métamorphosé en cerf tente d’échapper à ses propres chiens car, avant de lui coûter la vie, la contemplation de la nudité de la déesse lui aura fait perdre la parole. La détresse trahie par les cris, cette façon de bramer en laquelle lui-même ne se reconnaît pas, impossible pour le héros de se défendre des assauts d’une cinquantaine de bêtes rodées à la capture de proies moins éperdues.
Et après ? Le mythe peut continuer. D'ailleurs, Actéon mort n’a pas tout à fait disparu. Il est dans la meute, dans l’esprit et dans le corps des chiens. Faute d’avoir reconnu l’homme dans le gibier ceux-ci portent en eux le manque du maître absent. Ils s’affolent, se lancent, comme possédés, dans une quête furieuse tandis que celui qu’ils cherchent se décompose au fond d’eux-mêmes.
Transgression, sacrifice, palingénésie
Thématisé par Jean Michel Bruyère, ce bout de récit qui fait suite au drame d’Actéon se déploie de façon spectaculaire. Pièce maîtresse de l’événement aux Halles, l’œuvre en propose un commentaire évident sous l'angle du rapport que l’art numérique entretient avec les formes traditionnelles de la création. En effet, dans l’acte de capture opéré par la meute sur Actéon, maître et lui-même chasseur, un genre d’appropriation peut se lire, suivi d'une seconde métamorphose au terme de laquelle la chair humaine s’est incorporée à la chair canine. Augmenté d’un épilogue, le mythe vient donc ajouter à l’idée de transgression (1er acte : l’interdit du regard) et à celle du sacrifice (2ème acte, le châtiment dans sa tragique ironie) l’hypothèse d’une dissémination avec, en corollaire, celle d’un probable réensemencement – les conditions d’une renaissance. Si le propre de l’art consiste à inventer de nouvelles formes et de nouveaux gestes à l'intérieur d’un monde en mutation constante, le désir qui conduit le char du soleil se fascine du passé. Dans les entrailles des travaux les plus novateurs on retrouve intacts les quartiers d'une viande plus ancienne ; la hantise, le pillage sont des conduites d'appropriation courantes dans l’histoire de l’art. Les outils numériques ne font que reproduire à plus grande échelle ce qui se fait depuis toujours. Mais il y a un point où ce banal « changement d’échelle » marque un basculement. Un point où, dans la continuité de ce qui précède, au terme d’un processus de métamorphose, quelque chose change, de façon aiguë, et cela, tant au niveau de la réception que de la conception de l’œuvre.
Revenons à l’’installation de Jean Michel Bruyère qui s’intitule La Dispersion du fils. Celle-ci propose une traduction physique de la seconde partie du drame d’Actéon sous le cristal d’une vidéo panoramique 360° stéréoscopique. La pièce se compose donc d’une somme colossale d’images puisées dans les archives mêmes de l’artiste au sein du collectif LFK dont il est l’un des fondateurs. Ce sont au total plus de cinq cents films réalisés entre 1999 et 2007 fondus et remodelés numériquement pour épouser les contours sinueux des viscères d’un des membres de la meute : la chienne Harpyia. Ayant le goût du jeu de mots, l’artiste parle de cynemathèque (en grec ancien, κύων ou kýôn signifie chien).
Installations ou dispositifs ?
Équipé de lunettes 3D, le visiteur se tient debout au centre d’une pièce circulaire équipée d’amples écrans diffusant sons et images par l’entremise d’un dispositif scrupuleusement détaillé sur la brochure qui accompagne l’exposition. Et voici, s’agissant de l’art numérique, un point de bascule évident : la place dévolue à la documentation nécessitant un retour systématique sur les processus de fabrication de l’œuvre. Tout se passe comme si l’inventivité technique méritait la plus grande part de l’attention du visiteur… Pourquoi ? Une disproportion regrettable s’installe alors entre le commentaire dû à l’œuvre et celui que semblent requérir ses conditions de production. Que sait-on du type de pigments qu’aurait sélectionnés Rembrandt pour peindre Les Lamentations de Jérémie ? Le saurait-on, la perception du tableau en serait-elle modifiée ? Y a-t-il, derrière cette pratique, une crainte que les œuvres d’art numériques ne se suffisent pas à elles-mêmes et réclament, pour être bien comprises, que leur dispositif soit explicité ? Ou faut-il voir dans cette interrogation l'expression d'une problématique plus générale qui englobe l’art contemporain et se dire que, dans le champ de l’art numérique, les conditions de production, sont, au final, ce qui fait œuvre. Dans ce cas, le terme "dispositifs" devrait logiquement remplacer celui d'"installations"*.
Cette
tendance n’est pas du tout celle qui se manifeste actuellement aux Halles. Le
travail de Jean Michel Bruyère oppose à tout cela un monumental contre-exemple. Outre
la beauté de l’exégèse qui l'accompagne et lui donne sens, La Dispersion du fils produit un effet saisissant en dehors même de tout
commentaire littéraire ou technique. On se trouve
happés dans une succession de boyaux dont les parois tendues à l’extrême et
comme à tout instant prêtes à se rompre sont couvertes d’incrustations
spectrales. La vitesse et les mécanismes de torsion digestive mettent en
charpie la chair filmique qui constitue le substrat organique de cette œuvre comme le corps d’Actéon pour les chiens. Surtout, ce maillage palpitant n’a de cesse de s’effondrer et d’entrer en éruption quand il ne vomit pas convulsivement sa charge hallucinée.
Entre vertige et nausée, le spectateur goûte à son tour aux voluptés
corruptrices de la dissolution n’ayant d’autre choix que de se lover au cœur du
vortex. Est-ce beau ? Est-ce
puissant ? Impossible de répondre. On peut y voir un divertissement conçu pour prendre le spectateur aux tripes, un jeu sans manettes et sans décisions à prendre, un de ces trucs d'immersion dans l'art qui envahissent les musées. Ou se laisser entraîner dans le malaise, dans l’éblouissement. À vrai dire, on manque encore d'outils sérieux pour évaluer ce type d'expérience de leur valeur esthétique.
« Il se glisse, partout et toujours, de l’écart. »
Justement, le programme de « Visions » met en avant la notion d’ « écart », de résistance contre un imaginaire fusionnel au travers duquel le marketing new tech nous vanterait les propriétés immersives et interactives de ses produits. L’intense physicalité de certaines des œuvres exposées peut donc s’avérer déceptive. C’est le cas de Transporter, 02008 et Nemo observatorium 02002 de Lawrence Malstaf, respectivement un tapis roulant sensoriel et un tourbillon de billes en polystyrène dans un cylindre transparent au milieu duquel le visiteur est invité à prendre place. Ou encore, Fragmentation de Robert Lepage et Double district de Saburo Teshigawara qui se partagent une base hexagonale pour une diffusion stéréoscopique simultanée de 6 séquences sous différents angles. Chacune de ces installations enrôle le corps d’une façon particulière dont l’intensité varie d’individu en individu. Toutefois, aucune d’entre elles ne vise à compromettre la position du spectateur en établissant un rapport direct entre lui et la machine. À cet effet, la drogue reste plus efficace quand le dispositif ne se dissimule pas dans un casque ou dans une puce. Aux Halles, la machine s’exhibe dans toute son ampleur sans doute déjà un peu dépassée. Elle ne se cache pas malgré la profonde obscurité qui domine les lieux. De ce fait, l'expérience n'est jamais totale comme elle pourrait l'être avec une technologie plus discrète.
Éprouver, ressentir, penser.
Ce parti pris en faveur d’une mise à distance critique des tendances actuelles se trouve encore renforcé par un volet de l’exposition consacré à des jeunes créateurs bruxellois et marocains. Ainsi, avec une élégance qui n’entame pas leur efficacité, Safar de Myriam Pruvot, Sajada / Le lien de Salim Djaferi, Quelque part à Bruxelles d’Amal Tali et Eaux incendiaires de Norredine Ezarraf se servent des outils numériques pour créer les conditions d’une expérience intime soulignant la part de subjectivité qui entre dans le débat sur l’état du monde et dans le traitement médiatique de l’information.
Il est
certain que cette dimension intérieure à laquelle les outils technologiques
permettent d’accéder mobilise le corps d’une manière ambivalente. Comme en
rêve, il nous arrive des choses qui, en réalité, ne nous arrivent pas. Des sensations nous
viennent directement de nos sens sollicités sans l’entremise d’autres corps pour nous toucher. Que l’imagination étende son empire sur les lois de la physique s’avère passionnant. Ce que Double district, l’œuvre de Saburo Teshigawara, fait pour la danse, en abolissant la scène et en avançant vers nous les danseurs comme en offrande, leur corps à portée de nos mains, la technologie numérique le fera probablement à l’expérience en général. Peut-être la dimension de solitude par rapport au monde en sera-t-elle allégée. À moins que, tels les chiens d'Actéon rendus fous de tristesse par la fusion avec leur maître, son espace de déploiement ayant été aboli, elle n'en devienne que plus aiguë.
Catherine De Poortere
Renseignements pratiques
Visions - 3ème édition
Halles de Schaerbeek
Rue Royale-Sainte-Marie 22
Jusqu'au 26 octobre
* À écouter : L'intelligence artificielle va-t-elle créer un art plus humain ? Du grain à moudre 17/10/18, débat animé par Hervé Gardette.