La terrestrialité
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Les balades "vivre dans les ruines du capitalisme"
Le point de départ de notre discussion est ma curiosité pour les" balades dans les ruines du capitalisme" organisées en 2017.
Au cours de l’histoire, et sous l’influence du développement de la société industrielle, nous héritons parfois de terres polluées ou mutilées, de régions abandonnées, de décharges, de paysages dévastés parfois « compensés » : ce sont les ruines du capitalisme. En 2017, « écologies Bruxelles » a organisé des balades aux Fochalles à Rochefort (ancien site de déversement de déchets toxiques), dans la région de Doel (site menacé par la création d’une zone de compensation) et sur les terrils de Charleroi (sur le circuit de la boucle noire qui relie 6 terrils datant de l’exploitation minière).
Vivre dans ces paysages instaure des pratiques bâties sur une reconnaissance fine du territoire qui ne reposent pas sur un corpus fini, ou figé mais au contraire en évolution permanente. Vivre là, c’est vivre dans un monde qui se déploie dans les reliefs du capitalisme, dans ce qu’il laisse mais aussi en incorporant certains éléments. Il ne s’agit pas d’éradiquer les traces du passé mais plutôt de s’insinuer, de recomposer. Le territoire est alors perçu comme stratifié. Reconnaitre un territoire c’est ainsi composer avec les noms anciens, conserver les lieux dits, pratiquer la déambulation sur des sentiers libres, non balisés, c’est aussi transmettre, par la mémoire des objets mais aussi par l’oralité cette connaissance du territoire. Les détails sont connus, reconnus et observés dans leur transformation.
La terrestrialité
Notre discussion se poursuivant, Chloé est amenée à me parler d’une recherche en cours sur la notion de terrestrialité.
Les balades dans les ruines du capitalisme interrogent notre rapport au territoire, celui-ci évoluant sous l’influence de l’évolution des activités humaines et ayant été profondément transformé par la modernisation. Celle-ci repose sur une rupture des liens avec le terrain vivant et a inséré des prothèses de plus en plus nombreuses entre les humains et la terre pour, in fine, rendre les premiers (considérés comme vainqueurs) insensibles à la destruction de la seconde.
Pour penser l’alternative et reconstruire les liens avec le territoire, il est nécessaire d’utiliser d’autres termes que ceux imposés par la modernité dans le cadre de ses actions de planification et d’urbanisation. Parmi ces autres termes, celui de terrestrialité, définie comme l’ensemble des qualités de ce qui est terrestre et qui s’oppose au hors-sol. Un hors-sol qui provoque l’abstraction du territoire c’est-à-dire l’imposition par l’envahisseur et/ou le capitaliste d’une terra nulla, autrement dit, une terre conçue comme vide a priori, comme simple espace euclidien, métrique et aliénable.
Le chemin qui a mené l’équipe à ce terme a commencé lors d’études menées dans les potagers. La méthode de recherche consistait à apprendre à reconsidérer des champs de savoir et de savoir-faire qui ont été largement sous-estimés, écartés, dénigrés, évincés parce que n’étant pas assez critiques ou politiques aux yeux des militant.e.s et des chercheurs en sciences humaines. Il s’agit de l’histoire populaire, de l’archéologie locale, du folklore et de l’étude des us et coutumes mais aussi de la botanique, des observations des naturalistes, des rapports des ornithologues ou des écrits que les Américain.e.s appellent la nature writing. Ces savoir-faire sont le plus souvent populaires et pratiqués par des amateurs. Ils offrent des descriptions minutieuses capables d’épaissir les rapports aux territoires.
Chloé me cite en exemple le musée de polder Maes qui rassemble une collection hétériclte d’objets de la région, chacun ayant une histoire dont il est partie prenante :
https://www.facebook.com/poldermas/
Elle conseille aussi un livre "Le champignon de la fin du monde" d’Anna Lowenhaupt Tsing :
« Ce n’est pas seulement dans les pays ravagés par la guerre qu’il faut apprendre à vivre dans les ruines. Car les ruines se rapprochent et nous enserrent de toute part, des sites industriels aux paysages naturels dévastés. Mais l’erreur serait de croire que l’on se contente d’y survivre.
Dans les ruines prolifèrent en effet de nouveaux mondes qu’Anna Tsing a choisi d’explorer en suivant l’odyssée étonnante d’un mystérieux champignon qui ne pousse que dans les forêts détruites.
Suivre les matsutakes, c’est s’intéresser aux cueilleurs de l’Oregon, ces travailleurs précaires, vétérans des guerres américaines, immigrés sans papiers, qui vendent chaque soir les champignons ramassés le jour et qui termineront comme des produits de luxe sur les étals des épiceries fines japonaises. Chemin faisant, on comprend pourquoi la « précarité » n’est pas seulement un terme décrivant la condition des cueilleurs sans emploi stable mais un concept pour penser le monde qui nous est imposé.
Suivre les matsutakes, c’est apporter un éclairage nouveau sur la manière dont le capitalisme s’est inventé comme mode d’exploitation et dont il ravage aujourd’hui la planète.
Suivre les matsutakes, c’est aussi une nouvelle manière de faire de la biologie : les champignons sont une espèce très particulière qui bouscule les fondements des sciences du vivant.
Les matsutakes ne sont donc pas un prétexte ou une métaphore, ils sont le support surprenant d’une leçon d’optimisme dans un monde désespérant. »