Le Carnaval sauvage de Bruxelles
En transposant ces traditions dans un contexte urbain et contemporain, le carnaval sauvage apporte un discours nouveau, une signification nouvelle où il est tout autant question de célébrer l’arrivée du printemps, le retour de la vie, que d’entamer une remise en question de l’ordre social, par entre autres une critique des pressions politiques et financières et de la spéculation immobilière qui pèse sur la ville.
Depuis ses origines, le carnaval et les autres fêtes d’hiver sont l’occasion de représenter de manière symbolique l’opposition traditionnelle entre l’homme et la nature, de mettre en scène la victoire de l’humain, de la civilisation, sur la sauvagerie. Les sociétés rurales qui vivaient au rythme du temps cyclique célébraient la fin de l’hiver et la renaissance de la vie au travers de festivités qui cherchaient dans un même élan à cajoler les forces vitales, à les amadouer, mais aussi à affirmer la puissance de l’homme et sa capacité à domestiquer son environnement. S’il se savait tributaire des caprices de la nature, à la merci des éléments, l’homme se confortait toutefois en se persuadant qu’il pouvait influencer son univers, le plier à sa volonté, lui imposer son pouvoir. Dans cette optique, les masques et les déguisements créés pour l’occasion avaient pour vocation de personnifier une facette de ce monde sauvage soumis par les hommes et rendu inoffensif. Cette figure pouvait prendre la forme d’animaux, réels (souvent des ours) ou mythiques, de monstres et d’esprits, ou de variations sur le thème de l’homme-sauvage, de l’homme des bois. La fête opposait le monde obscur des forêts aux campagnes apprivoisées, la sauvagerie à la civilisation, la bête à l’humain. Dans sa version la plus conservatrice, elle confirmait l’ordre établi en racontant la capture et le dressage de l’indompté. L’ours enchaîné, l’homme sauvage mis en cage, étaient paradés à travers les rues du village, puis rasés, pour les ramener à l’humanité.
Mais comme toutes les traditions, le carnaval a deux visages et a souvent été détourné pour signifier le contraire de cette vision autoritaire, en une inversion des valeurs qui a vu la population prendre le parti des ours et autres monstres féroces, préférer les brutes farouches et libres à leurs maîtres. C’est bien ainsi que les organisateurs du Carnaval sauvage l’envisagent : « Il a un rôle dans la société, la représentation du désordre, des puissances vitales, de la fête, valeurs sans lesquelles l’ordre social central est insupportable. Organiser un carnaval c’est célébrer ces valeurs ». Ils se situent du côté de ces carnavals qui se veulent libérateurs, qui donnent une voix, ne serait-ce que pendant le court temps de la fête, aux gueux et aux marginaux. Les lieux liés au Carnaval sauvage, la place du Jeu de Balle, la zone du canal, sont ainsi révélateurs. Ce sont des lieux qui souffrent des changements forcés qu’imposent la spéculation et la gentrification aux populations de Bruxelles : « Cela fait sens, et ce n’est pas innocent de notre part, d’organiser ce carnaval sur le canal. C’est une zone de Bruxelles qui est soumise à de puissantes pressions immobilières, financières et politiques qui nous préparent une ville dans laquelle on ne se reconnaît pas. Organiser ce carnaval c’est dire en ce lieu : nous sommes drôles, nous sommes beaux, nous sommes vivants et nous ne sommes pas dupes, nous contestons vos valeurs. Vous êtes le centre, nous sommes la marge. » La Société du Carnaval sauvage a donc lancé dans les rues un cortège d’Ours, de Sapins-de-Noël-retournés-à-l’état-sauvage, d’Esprits des Morts et autres Spectres, guidés par des Bergers et entraînés par la danse du Gille de Bruxelles, et tous ensemble ils traînent à l’échafaud les mannequins du Promoteur immobilier et de sa fidèle compagne la Bureaucratie.
« Pourquoi ?
Parce que c’est drôle.
Parce que c’est chouette
Parce que c’est beau
et parce que c’est important. »
-- Les citations sont extraites du manifeste de la
société du Carnaval sauvage. --
Benoit Deuxant
photos: Fabonthemoon (licence Creative Commons)
Deux livres :
Charles
Fréger : Wilder Mann
(Thames & Hudson)
Dans le cadre de sa série Portraits photographiques et uniformes, Charles Fréger s’est intéressé à la figure mythique de l’homme-sauvage, à travers les traditions de 18 pays européens. Les masques et costumes qui peuplent les festivités de la fin de l’hiver incarnent l’animalité, la fertilité et la vitalité, mais aussi l’inconnu, la face obscure de la nature.
Leah Gordon : Kanaval
(Soul Jazz)
Produit par le label Souljazz, Rara in Haïti est un disque accompagné d’un livre de photographies de Leah Gordon. Le livre et le CD sont dédiés au carnaval de Jacmel, ville côtière au sud d’Haïti, que la photographe a documenté pendant près de quinze ans. Il s’agit d’un carnaval assez particulier, moins officiel que celui de la capitale Port-au-Prince, moins élégant ou gracieux, mais en revanche plus libre, plus créatif. On y voit différentes bandes costumées parcourir les rues, sans obéir à un cortège organisé ; ce n’est pas une parade telle qu’on la connaît ailleurs, mais un défilé anarchique de masques indépendants. En mettant l’accent sur les costumes, et non sur la parade, il redonne au masque et à celui qui le porte son pouvoir, sa force, plutôt que d’en faire un spectacle à observer passivement.