Le Temps des pommes à l’Été 78
Sommaire
La pièce est blanche, mais le white cube n’est pas régulier, il dévie, installe une tangente discrète. C’est presque une galerie d’art, mais avec des portes que l’on imagine donner sur d’autres pièces de vie, et des radiateurs apparents qui confèrent à l’ensemble plutôt l’identité d’un volume pris dans une maison habitée. Actuellement, l’espace est dédié à une carte blanche à la galerie parisienne Dohyang Lee qui représente beaucoup d’artistes coréens. Ce principe de carte blanche à une galerie – et si possible pas les plus connues – est inscrit dans la pratique d’Été 78. Ses propriétaires s’absentent et laissent le champ libre aux invités qui y installent leur exposition. Au retour, c’est un peu comme lorsqu’on découvrait, au salon, les jouets apportés par Saint-Nicolas. Olivier Gevart – le mécène fondateur d’Été 78 - est toujours occupé, en quelque sorte, à déballer ces trésors, faire connaissance plus détaillée avec les œuvres présentées, leurs multiples facettes, leurs histoires, tenants et aboutissants. Il apprend à vivre avec. Et, au cours de la visite, il partage cet apprentissage, instantané de la connaissance en train de se faire, de l’émotion toute fraîche et désarmante, de l’expérience esthétique en cours, sans clôture, mobile, toujours attentive à tout ce qu’il y a autour de l’art et l’irrigue par des cheminements incalculables.
La qualité des échanges « autour de l’art » n’a ici rien de dogmatique ou professoral, relève au contraire d’un constat conduit d’un commun accord, que chaque partie documente de ses références, souvenirs, correspondances, interprétations. C’est trop rare. — Pierre Hemptinne
Bégaiements d’histoire de l’art et l’image du vent
L’exposition s’intitule Le temps des pommes, clin d’œil au temps des Cerises, chanson populaire qui devint emblématique de la Commune de Paris parce que son auteur en fut un activiste. Alors, Le temps des pommes recueille les chansons intimes, les ritournelles qui sont le ressort de démarches artistiques soucieuses de révolution, pas les grands soirs, mais les bouleversements ou bifurcations ténues, camouflées, réticulaires, dans les marges et qui, d’une manière ou d’une autre, entretiennent la possibilité d’une reconfiguration plus large, plus profonde de la société actuelle, en tout veillent à la plasticité sensible du monde. Toutes ces fabrications artistiques singulières recèlent leur temps des cerises, capté à même l’instabilité du vivant. Peut-être que le grimoire ouvert sur une tablette, à gauche en entrant, donne les clés et la partition de cet assemblage d’œuvres ? Oui et non. C’est une œuvre intégrée à l’ensemble. Un travail de bénédictin(e) contemporain(e) que l’on manie d’instinct avec précaution. Charlotte Seidel s’est livrée à une performance sur L’Histoire de l’art de Gombrich, une brique, une bible qui a fait l’objet de rééditions régulières dont certaines, jusqu’à l’année de sa mort (2001), étaient revues, modifiées par son auteur. Elle rassemble en un seul volume l’édition originale de 1950 et celle de 2012 et, dans le corps même du texte, elle inscrit leur fusion : tout ce qui est semblable est effacé, ne subsiste que ce qui diffère, ce qui a été modifié ou ajouté. Graphiquement - avec ses blancs énormes, silences sensuels du texte, ses typographies parcimonieuses à la Mallarmé, les indexes raturés ou supplémentaires, les juxtapositions d’illustrations qui révèlent le changement de regard au fil des ans -, l’objet est magnifique. Entre les lignes, à l’intérieur d’une même référence scientifique, il chante l’instabilité des connaissances sur l’art, leur malléabilité, leur hésitation, leur perméabilité à l’environnement quand il s’agit de cadrer une photo, de choisir un détail de peinture ou sculpture, il chante l’importance fragile, aussi, de ce qui persiste. Surtout, il célèbre la patience, l’attention démesurée, l’investissement totale que requiert un tel exercice de comparaison textuel, et qui symbolise l’incommensurable de l’œil artiste qui travaille en scrutant le monde, l’humain, le vivant. De ces pages que l’on tourne délicatement – il existe sept exemplaires de cet objet hors normes – et qui aère notre approche de l’écrit et nous libère de toute fixité historique, rend poreuse la délimitation entre savoir et mise en forme, on est happé, au bout, près de la fenêtre, par quelque chose qui flotte et fait entrer l’image du vent. On s’approche et un lien s’éclaire, fantomatique, entre deux sérigraphies sur le mur intérieur, dont les doubles de tissu, comme des ombres colorées, au bout de leur hampe de bambou, prolongent le motif au-delà de la maison, à l’air libre, mêlé par transparence aux végétaux, aux buis taillés attaqués par les pyrales, au banc de vieille pierre qui évoque un autel rustique. Comme si les sérigraphies, fixées à l’intérieur, rêvaient leur envol, sur un tissu aussi léger que la tulle ou la gaze, et paraissant là-bas au loin, spectrales, s’effaçant progressivement comme l’oubli qui grignote les images mentales. C’est une réalisation d’un couple d’artistes (RohwaJeong) évoquant l’impact de la frontière entre les deux Corées, non pas ce que peuvent en montrer les médias ou les responsables politiques, mais les allées-venues compliquées, brisées, d’images, de phrases, de lettres, d’objets, de souvenirs, de traces, entre les gens, les peuples, de part et d’autre de cette démarcation violente. Effet miroir contrarié, torture mentale.
Faire et défaire
Y fait écho, quasiment au pied de ces images imprimées, un miroir posé à l’angle du plancher et de la cloison blanche. Il reflète un terril dressé devant lui (mais aussi tout ce qui passe autour de ce monticule et qui attire le regard vers le bas des choses, alors qu’en général, nous plaçons les miroirs pour y observer nos visages). De quoi est fait cette montagne ? Le miroir, en fait, se reflète lui-même, mais sous une autre forme. Il s’agit d’un miroir identique à celui accroché au mur, mais qui a été finement broyé par l’artiste durant 48 heures. Quarante-huit heures à produire un ressac manuel – mains, outils, abnégation, obsession, hypnotisme - pour transmuter un matériau solide, réfléchissant, lui faire absorber, à l’intérieur de sa masse poussiéreuse, sa qualité miroitante. Le miroir se réfléchit sous une forme méconnaissable. Mais les miroirs, en temps normal, renvoient-ils l’image de ce qui est vraiment ? Le concassage ne ramène pas l’objet miroir à son état antérieur informe, les gestes répétés, obsédés, de détruire-défaire, ne restituent pas une matière première, un état informe antécédent et réversible, mais quelque chose d’autre, une nouvelle forme ou un autre régime de l’informe attesté par la beauté de ce volcan de cristaux abrasifs qui ne semblent pas inertes mais en friction microscopique, échos des chocs impulsés par l’artiste-broyeur. Ce (dé)faire, basé sur des gestes rudimentaires, des techniques quelconques voire primaire et un savoir-faire à rebours, par le résultat plastique et narratif, atteste une fois plus que travailler, créer quelque chose de neuf, dépasse largement le catalogue des métiers conventionnels, intellectuels ou manuels, tels que répertoriés par le marché de l’emploi. Et ce qui est valable pour l’artiste l’est pour tout autre citoyen ou citoyenne. Le travail que nous produisons inclut bien plus d’actions et pensées que ce que pour quoi on veut bien nous rémunérer (donner l’aumône pour une grande partie de la population). Face à cette installation de Kihoon Jeong, équivalence improbable d’une surface lisse et d’un grouillement statique érigé en termitière minérale, jeu de frontière entre dedans et dehors, une autre matière scintillante, en résonance, capte le regard. Elle brille en tas sauvage ou enfermée dans une salière sur une palette en bois usagée. C’est toute une histoire. L’artiste Sun Choi est allé en pèlerinage à l’extrême nord de la Corée pour en ramener, au Sud, une belle quantité d’eau de mer qui, évaporée, s’est transformée en ce sel éclatant, brut. Il représente aussi la marque mentale, image de bruit blanc, qui accompagne les traversées. Continue, fantasmatiques ou réelles, de deux Corées en miroir. Le manque intériorisé, blessure lancinante, est représenté par cette matière salée, décantée, pure, qui semble appeler une purification (à quoi le sel a souvent servi dans de nombreux rites), une cautérisation par le sel des traumatismes et, à partir de celle nouvelle blancheur, la réinvention d’une histoire unifiée.
L’art des petits gestes et leurs formes de vie, à la sauvette
On revient en arrière. Vers un ensemble qui semble relever plutôt de l’ethnographie, du témoignage de vies urbaines, errantes, légères, sans grandes attaches. Une valise en bois sur des bacs de bière. À l’intérieur un vieux dictionnaire français, usagés, on devine des pages détachées. Des boulettes de papier. Un masque en papier journal, genre Halloween. On pourrait croire qu’il y avait là, quelqu’un, un colporteur, un revendeur à la sauvette, ou un travailleur fragile, genre cireur de rue. À l’intérieur de la valise, quelques photos montrent un personnage affublé du masque qui est là, par terre, et qui semble vendre des boulettes de papier. Ces boules évoquent un travail compulsif des doigts, des mains, que l’on connaît bien : quand on ne peut s’empêcher de malaxer la serviette en papier au restaurant, ou chiffonné méticuleusement un vieux papier qui traînait dans une poche, et que cela semble produire quelque chose qui a du sens, à regarder, à interroger. Afour Rhizome (comme se fait appeler Kyoo Seok Choi) est installé à Paris, il y a fait ses études. Le Petit Robert est l’ouvrage compagnon avec lequel il a appris le français, qui lui a permis de franchir la barrière des langues et se forger un savoir du monde « multilinguistique ». C’est le début d’une archéologie des savoirs ordinaires et du travail qu’ils représentent. Boules de dictionnaire est une collection où des feuilles du Petit Robert, détachées, sont roulées, compressées en boule entre les paumes, le numéro de page restant toujours visible. Le savoir formel et linéaire tel qu’il apparaît sur une page nette de dictionnaire est alors, plastiquement, révélé dans sa complexité de plis et déplis, cachés révélés, concordants discordants, en quoi consiste la construction de subjectivités à partir de la langue académique. Les boules sont rangées dans des boîtes dénichées aux puces, genre coffret à bijoux, et proposées à la vente, en rue, dans des marchés. Le prix est fixé librement par l’acheteur ou l'acheteuse à qui un certificat est délivré. On peut imaginer que cela donne lieu à un protocole ordinaire d’explications, récits partagés, surprises, interrogations et marchandages qui rentre dans le champ artistique. Au même titre que les gestes simples, modestes, banals qui conduisent, au cours de cette démarche lente, à faire œuvre d’art. L’incalculable et l’incommensurable, l’immatériel habituellement considéré comme le propre de l’art se révèle, par cette gestuelle qu’il est passionnant de reconstituer en film mental face à l’installation, tout aussi présent dans nos gestes ordinaires de non-artistes.
Assise intime et écriture de chaise
La constellation de ronds de bois au milieu du chemin proviennent de pieds de chaises patiemment sciés à la main. Ronds, ovales, carrés… Clairs, foncés, bicolores… L’agencement est aléatoire. L’artiste a arrêté la quantité de ces rondelles sciées. L’installation est confiée à l’intuition de la personne qui reconstitue l’œuvre. Il faut juste que l’ensemble adopte la forme circulaire d’un astre, d’une planète, d’un gouffre... À l’intérieur de ce cercle irrégulier, organique, s’agencent les multiples cellules de bois, selon des règles mystérieuses, non clarifiées, évoquant des jeux stratégiques genre Go, ou des stratégies bactériennes. La chaise est décomposée en unités primaires et ces unités rassemblées composent un tableau, une réflexion sur l’origine de la chaise. Une méditation-contemplation plutôt. Le geste de défaire, à la scie et, à partir des éléments désolidarisés, de reconfigurer un ensemble corporel, souligne de manière détournée la beauté plastique de ces matériaux élémentaires, industriels et, en reliant ce que l’on voit en pièces détachées aux mots du titre et, par-là, aux expériences quotidiennes, kinésiques, de nos relations avec nos chaises, conduit à replonger au cœur des circulations entre informe et forme, passage de l’intérieur à l’extérieur (et vice-versa), chaque fois qu’il y a création, trajet d’une idée à un objet matériel ou involution de ce trajet. L’effet miroir entre le titre, L’Origine de la chaise (clin d’œil à L'Origine du monde ?), et ce que l’on sait de la chaise est perturbé, égaré par la représentation au sol. C’est cet égarement qui crée un plaisir prospectif, donne envie de chercher ce que ça peut bien signifier, et fait prendre conscience que l’adéquation trop stricte entre les mots et les choses nous stériliseraient complètement, que nous travaillons quotidiennement, pour respirer, à la manière de cet artiste, à contrarier tout projet d’une telle adéquation. Il y a évidemment, des similitudes, avec cet objet intriguant qui surmonte, à la manière d’un clocher, un journal cubain posé sur un tabouret. Jenny Feal (née à La Havane) a plongé dans le bronze le blaireau que son grand père utilisait pour se raser. Le quotidien par excellence – usé par les gestes routiniers, le frottement des poils du blaireau avec ceux de barbe, la mousse, la peau – statufié, mais sans sublimation. Posé sur un quotidien cubain dont les photos rappellent l’icône qu’est la barbe dans la culture guérilleros et, surtout, dans l’iconologie du pouvoir depuis soixante ans à Cuba, l’artiste serine « coupe toi la barbe », discret mais ferme appel au changement. Et laisse entendre que, dans certains contextes, le travail banal de se raser peut signifier une manière de se désolidariser d’un régime totalitaire. La même, a pratiqué durant plusieurs années, l’écriture du journal intime, pour libérer ses ressentiments politiques autocensurés. Depuis la notion de « biopouvoir » forgé par Foucault, disons que l’autocensure est la manière la plus subtile dont s’exerce la censure sur les corps, s’immisce dans les esprits et les humeurs les plus personnelles. Cette écriture est très graphique, avant tout sismographe, et transformée en pièces uniques dans de la vaisselle, magnifiques assiettes d’argile et d’émail, autant de pièces uniques. Une manière de sublimer toute écriture intime qui aide à résister, à maintenir un peu d’unicité et de singularité irréductible au sein de l’individu.
Chanson des pommes intersubjectives
Ce n’est qu’une vue
partielle, partiale, de ce qu’il y a à voir dans ce que la galerie Dohyang Lee
a installé à Été 78. Surtout une infime partie de ce qu’évoquent ces œuvres,
des liens qui se tissent entre elles du fait de la scénographie et de nos
interprétations, de ce qu’elles permettent de dire et raconter à partir de
leurs histoires et des nôtres. Ce choix judicieux, serré et pourtant, quand on
y entre, si large, souligne la diversité des formes de travail artistique et
rapprochent celles-ci de toutes les autres formes de travail par lesquels nous
résistons, cherchons à ne pas être enfermé dans une identité strictement
définie par le travail salarié. La
Chanson des pommes, diverse et multiple dans cet ensemble d’œuvres, mais
chorale du fait du choix posé par la curation, serine quelque chose que
Marielle Macé exprime de la façon suivante :
Heureusement la capacité d’invention, les façons que nous avons de donner une certaine qualité à notre présence sont beaucoup plus répandues et plus souples que ne le laissent penser les injonctions libérales à un individu « entrepreneur de soi ». On doit ici faire meilleure place aux médiations et aux formes composées de l’intersubjectivité. — Marielle Macé, "Façons de lire, manière d’être", p. 207Une recommandation à la médiation, à l’intersubjectivité que rendent possible les œuvres, que semble faire sienne, à la perfection, le projet de mécénat d’Été 78.
Pierre Hemptinne
exposition collective Le Temps des pommes
Jusqu'au samedi 6 octobre 2018
- les samedis sans rendez-vous / les autres jours sur rendez-vous via e-mail -
Été 78
78 Rue de l'Été
1050 Bruxelles (Ixelles)