Les Argonautes – Maggie Nelson
Elle-même a fait le choix de la citation, tissant son texte de fragments empruntés à divers auteurs, optant, au lieu du commentaire ou de la paraphrase, pour la parole directe des auteurs qui l’ont inspirée. Roland Barthes, Judith Butler, Donald Winnicott, Eve Kosofsky Sedgwick, Gilles Deleuze, Félix Guattari, Ludwig Wittgenstein, et de très nombreux autres font ainsi une apparition, un caméo, dans son argumentation. Cette structure, en collage, ou plutôt comparable à un montage cinématographique, juxtapose des paroles complémentaires mais dissemblables. L’auteur convoque des points de vue multiples qui augmentent son raisonnement, l’enrichissent plutôt que de simplement le confirmer. De la même manière elle construit son récit comme une suite fluide de fragments marquants, alternant de manière transparente anecdote, confession, déclaration, coup de colère ou argumentation posée.
Commençons par les faits : Maggie aime Harry, née Wendy, qui entame
quelques temps après leur rencontre une transition hors de son corps de femme. Parallèlement
à cette transformation, le couple décide d’avoir un deuxième enfant (Harry a
déjà un enfant d’une union précédente) et Maggie entame de son côté cette autre
transformation. Cela se passe en 2008, à Los Angeles. Il aurait été possible de
tirer de cette histoire une fiction tumultueuse, mais elle a choisi de raconter
plus simplement et avant tout, exclusivement, SON histoire, LEUR histoire, et
d’éviter la tentation d’en extraire une morale universelle. Elle justifie ce
choix formel en expliquant : « C’est ce que nous détestons tous deux
dans la fiction, du moins dans la mauvaise fiction : elle se targue de
fournir l’occasion de penser à des problèmes complexes, mais au fond elle a
programmé les positions et présente un récit plein de faux choix, auxquels elle
t’attache assez pour que tu ne voies plus autre chose, que tu ne puisses plus
en sortir. »
Un jour ou deux après ma déclaration d'amour, transie tant j'étais vulnérable, je t'ai envoyé le passage de "Roland Barthes par Roland Barthes" où il compare celui qui prononce la formule "je t'aime" à "l'Argonaute renouvelant son vaisseau pendant son voyage sans en changer le nom". Tout comme les pièces de l'Argo peuvent être remplacées à travers le temps, alors que le bateau s'appelle toujours Argo, chaque fois que l'amoureux prononce la formule "je t'aime", sa signification doit être renouvelée, car "le travail même de l'amour et du langage est de donner à une même phrase des inflexions toujours nouvelles". — Maggie Nelson
Dès le début s’affirme un refus des catégories acceptées (et encore, tolérées tant bien que mal) par la norme dirigeante et l’auteur décrit son livre comme l’histoire de « deux êtres humains, dont l’un est par chance ni mâle ni femelle et l’autre femelle (plus ou moins) ». Plutôt que celle de devenir homme, c’est la volonté de devenir Harry qui anime Harry. Maggie Nelson se présente, contre la reclassification forcée dans des règles que l’individu n’aurait pas choisies lui-même, comme partisane d’un devenir permanent et oppose « d’un côté, le besoin aristotélicien, presque évolutionniste, de tout placer dans des catégories – prédateur, déchet, comestible -, et de l’autre, le besoin de rendre hommage au transitif, à la fuite, au grand bordel dans lequel on vit concrètement. Devenir, voilà comment Deleuze et Guattari ont appelé cette fuite : devenir-animal, devenir-femme, devenir-molécule. »
Si Deleuze et Guattari lui fournissent le concept de Devenir, c’est Roland Barthes, parmi ce qu’elle décrit comme les « many-gendered-mothers-of-my-heart » (les sources d’inspirations de tous genres pour lesquelles elle a de l’affection), qui lui fournit le titre de son livre, et le concept du « neutre » : « Je ne connaissais pas alors le livre de Barthes, Le Neutre, mais si je l’avais lu, ç’aurait été mon hymne personnel : Le neutre est ce qui, confronté au dogmatisme, à la pression menaçante de tous côtés, offre des réponses inédites : ce qui fuit, s’échappe, refuse ou renverse les termes, bat en retraite ou tourne le dos.» Maggie Nelson se place dans une position définie par l’opposition à la norme et non par l’appartenance à un nouveau groupe, fût-il minoritaire. Contre la vision d’une « communauté LGTB+ », nouvelle catégorie marginale, si inclusive soit-elle, elle revendique l’individualité, l’indéfinition, l’irrésolution.
Cette insistance sur la transition, et ce refus de la conformité sont les fils rouges du livre, et la problématique des dénominations en est un des symptômes. Et même si « absolument tout ce qui peut être pensé peut être exprimé clairement (Ludwig Wittgenstein) », la demande de tout nommer atteint quelquefois une impasse. Comme dans le cas personnel d’Harry : « L’expression « trans » peut servir en attendant, mais le récit dominant, qui croît sans cesse en popularité (« né dans le mauvais corps », et donc, nécessité d’un pèlerinage orthopédique entre deux destinations bien fixes), est inutile pour certains ; même s’il est partiellement, ou même très profondément utile à d’autres. Comment expliquer que, pour certains, « transitionner » peut vouloir dire abandonner complètement un genre, alors que pour d’autres – comme Harry, qui est satisfait de s’identifier comme une butch sous T – ça ne colle pas. Je ne suis pas en chemin vers quoi que ce soit. »
Le récit de Maggie Nelson est ouvertement personnel, et militant. Sa résistance se porte bien sûr contre les opposants traditionnels de toute déviation du genre (homosexualité, transition, refus), les conservateurs, bigots, extrémistes religieux, etc., d’Amérique comme de partout, qui pousseront entre autres le couple à un mariage d’urgence. Imprévue et non-désirée au départ, la cérémonie quasi burlesque, célébrée dans la chapelle Hollywood par la pasteur Lorelei Starbuck, a été inspirée par les craintes suscitées par la Proposition 8, ce référendum qui proposait en novembre 2008 l’amendement de la constitution de Californie pour interdire le mariage entre personnes de même sexe. (Approuvée par une faible majorité, la proposition sera invalidée par la cour suprême des USA en 2013.)
Mais cette résistance se dirige aussi contre les tentatives d’intégration ou de récupération des minorités sexuelles par des schémas rassurants pour la majorité. Cette ouverture bienveillante, conditionnée à une discrétion inoffensive, est ce qu’Herbert Marcuse appelait la « tolérance molle » et peut se transformer en un instant en rejet et en menace. Or «S’il y a quelque chose que l’hétéronormativité révèle, c’est le fait inquiétant que tu peux être persécuté et pas du tout radical ; ça arrive très souvent parmi les homosexuels comme dans toutes les autres minorités opprimées. Léo Bersani ». Le pinkwashing de la société actuelle n’est séparé du gay-bashing qui l’a précédé que par une mince façade de respectabilité et d’ouverture progressiste. Il est préférable bien sûr à la violence et à l’oppression mais sa fréquente malhonnêteté le rend dangereux en plus d’être intellectuellement inacceptable pour quelqu’un comme Maggie Nelson, si attachée une forme de « radicalisme tranquille » opposé à la compromission, et à l’assimilation dans la société néo-libérale et bien-pensante.
Le livre abonde d’exemples où elle s’avoue portée – et transportée - par cette vision intransigeante des questions de genres, comme lorsqu’elle applaudit ce tract reçu lors d’une Gay-Pride à Oakland et clamant: « (..) tout ce qui est nocif pour la société hétéro ne pourra jamais être domestiqué et purgé de sa révolte – nous le savons. Voilà pourquoi nous maintenons notre position – pédés féroces, queers, gouines et trans bois et filles et genderqueers et tous les combos et les neutres et ceux qui rejettent tout en bloc. » Elle confesse aussi quelquefois son étonnement devant sa propre inflexibilité : « Je t’ai dit que j’étais fatiguée des histoires dans les médias dominants racontées par des gens confortablement cisgenres – présumés « nous » - qui expriment leur deuil devant la transition des autres – présumés « eux ». (« à quel niveau sur l’échelle des crises de la vie peut-on placer le fait que la libération d’une personne devienne la souffrance d’une autre ? » demande Molly Haskell dans son compte rendu angoissé de la transition de son frère. Au cas où sa question ne serait pas rhétorique, je suggère la réponse suivante : sacrément bas).» Ce à quoi Harry lui-même ne souscrit pas : « à ma grande surprise, tu ne partageais pas mon indignation ».
À travers une honnêteté souvent désarmante, et une insistance toute particulière sur la nature personnelle, individuelle de son récit, Maggie Nelson revendique une histoire singulière. Il ne s’agit ni d’une exagération vantarde, ni d’un nombrilisme égoïste, mais de la considération que chaque histoire est unique, et doit trouver sa propre voix. De plus, dit-elle, « Comment peut-on passer par-dessus le fait que la meilleure façon de comprendre comment les gens se sentent à propos de leur genre ou de leur sexualité — ou de tout le reste, en fait — est d’écouter ce qu’ils ont à dire et d’essayer de les traiter en conséquence, sans confondre leur vision de la réalité et la sienne propre ? » Les Argonautes n’est donc pas l’histoire de Maggie, lesbienne, qui aime Harry, transsexuel, mais l’histoire de Maggie qui aime Harry, un cas particulier qui est aussi proche qu’on puisse l’être d’une histoire universelle.
(Benoit Deuxant)
Le livre est édité en français par les Éditions du sous-sol
Crédit image: John D. & Catherine T. via MacArthur Foundation