Micheline Dufert et Francis Pourcel (1) : les années musique
Sommaire
Une mentalité particulière
- PointCulture : Sur votre site chemindesterrils, vous vous présentez clairement comme « de Charleroi »… Cela veut-il dire que vous y êtes nés ? Ou que vous y êtes arrivés très tôt, enfants ?- Micheline Dufert : On est nés à Charleroi, on y a
grandi, on y a travaillé.
- Francis Pourcel : Toi à Couillet, au Sud.
- M. D. : Toi à Monceau, plus à l’Ouest.
- F. P. : Oui, à Monceau-sur-Sambre, pas loin des usines.
- M. D. : Ben moi aussi, ce n’était pas loin des usines !
- F. P. : Du coup, on se revendique comme « de Charleroi », on
aime dire qu’on est des « purs Carolos », des « vrais
Carolos », aussi parce que c’est lié à une mentalité particulière…
- Comment décririez-vous cette mentalité ?
- On se trouve dans un milieu ouvrier, ça amène quelque chose de différent. À Charleroi, tout le monde se dit bonjour. Les gens sont très sympathiques, toujours prêts à se donner un coup de main. Les gens ne s’ignorent pas les uns les autres. Quand ils se croisent, ils se parlent. D’ailleurs, quand on se baladait sur les terrils, dès qu’on croisait quelqu’un, la personne s’arrêtait et on entretenait une conversation. Ce qui n’est pas toujours possible ailleurs ! Ici, on parle facilement. Les gens sont souvent plus simples… Peut-être plus sains, aussi.
- Ce sentiment vous le ressentiez aussi à l’adolescence (qui est souvent une période où on est plutôt en rupture avec le milieu qui nous entoure) ?
- M. D. : Adolescents, on avait déjà tous les deux la
musique qui prenait une grande place dans nos vies. Même s’il y a huit ans
d’écart entre nous deux et que son adolescence et la mienne ne sont pas les mêmes.
- F. P. : À partir de l’âge de douze ans, j’allais à l’Académie de musique
de Marchienne-au-Pont et je baignais dans cette ambiance-là.
- M. D. : Ton père était assez fier de ça. Il a accepté que ton groupe
[Kosmose] répète chez vous, à la maison.
- F. P. : Tout le monde venait chez nous, même si parfois – période hippie
oblige – c’était un peu… « spécial » ! J’avais par ex. un copain
musicien avec les cheveux jusqu’au milieu du dos et vêtu d’une carpette dans
laquelle il avait juste fait un trou pour passer la tête. Aux yeux de mon père,
c’était quand même un peu particulier ! Même si mon père était un peu
artiste dans un certain sens – même s’il ne s’est jamais exprimé dans ce
domaine, à part par les aménagements de sa maison. Mais il était quand même
ouvert à tout, y compris à l’étranger. À l’époque, il y avait, à la rue Chavannes un lieu qui s’appelait Interculture où
on trouvait un peu toutes les nationalités, des
gens qui étaient venu travailler dans les usines et les charbonnages : des
Marocains, des Turcs, des Grecs, etc. une association où se côtoyaient beaucoup de musiciens…
- M.D. : À Interculture, c’étaient des musiciens.
- F. P. : Et ça se passait très bien parce qu’il y avait des échanges.
Moi, par exemple, j’ai fait de la musique avec des musiciens marocains, zaïrois, turcs, etc. On a fait
ensemble les premières expériences musicales du groupe Kosmose. J’ai encore des
enregistrements faits avec des musiciens turcs par exemple !
- Des enregistrements qui ne se retrouvent pas sur les deux disques d’archives
édités ces dernières années ?
- F. P. : Non… Pas encore !
- M. D. : Même si Guy-Marc Hinant (de Sub
Rosa) serait intéressé de les sortir…
- F. P. : Ce mélange était très riche.
Kosmose
- Le premier groupe dont tu parles, qui répétait chez vous à la maison, c’était donc déjà Kosmose ? Ou ce groupe portait un autre nom ?
- F. P. : Oui, oui, c’était déjà Kosmose. On répétait à Monceau-sur-Sambre avec le train devant, un autre train derrière… Et une ligne de tram entre les deux ! Et les voisins n’ont jamais réclamé pour quoi que ce soit, alors qu’on jouait quand même assez fort et des musiques assez expérimentales. Je me souviens que les voisines étaient fans de Frédéric François donc, on n’était pas tout à fait du même bord, musicalement parlant. (rires)
- Et vous, vos exemples musicaux et vos influences c’était qui ? C’était peut-être hétéroclite selon les membres du groupe ?
- F. P. : Oui, c’était très varié. Alain Neffe était peut-être le plus pointu. Moi, j’avais rencontré un disquaire de Charleroi qui écoutait des choses un peu en dehors des circuits dominants comme Zappa, Captain Beefheart, les Stooges, etc. Du coup, j’étais plus rock, plus électrique, plus focalisé sur le rythme. On répétait le dimanche matin, mais ce qui était vraiment particulier – rétrospectivement parlant – c’est que c’était comme une thérapie : on ne se parlait presque pas, on venait, on prenait son instrument, on jouait… Notre langage n’était pas celui des mots mais celui de la musique. On partait sur une improvisation complète. C’était parfois un peu paniquant : quand on arrivait sur scène lors des concerts et qu’on n’avait aucun thème de prévu – pas même un thème de départ qu’on allait développer ensuite, comme dans le jazz… On ne savait pas du tout ce qu’on allait faire, et ce qu’on allait jouer. Mais on avait une très forte cohésion et on était très habitués au fait de jouer ensemble donc on arrivait quand même à développer des thèmes… Moi, par mon côté plus rock, j’avais tendance à raccourcir ces thèmes, à lancer un rythme… Mais sur les albums, on trouve des morceaux de quinze ou vingt minutes. On travaillait fort les ambiances et pour développer une ambiance, il faut du temps, ça demande une certaine durée. C’était une musique planante… mais pas que ! Il y avait des coups de pieds, aussi !
- Je voulais évoquer avec vous le court métrage de 8 minutes Charleroi – Industry 1976…
- À l’époque, mon frère avait acheté une caméra 16mm et même une ancienne table de montage de l’ORTF. Et comme on baignait dans ce « jus » d’industries, quand on faisait des photos du groupe, on allait non pas devant le château de Monceau mais devant une tour à molette ou un terril, déjà à l’époque…
L'invention d'une « musique industrielle »
- C’est sans doute de la naïveté ou de la méconnaissance de ma part mais, personnellement, j’associais ce côté « indus’ » à des dynamiques plus tardives, à partir du punk et de ce qui a suivi, mais pas à la première moitié des années 1970…
- M. D. : Je vais faire une parenthèse : Kraftwerk, moteur important de la scène krautrock, c’est Düsseldorf. On ne le savait pas à l’époque – on l’a appris depuis – mais Düsseldorf, c’était Charleroi à la puissance 10. C’était aussi des hauts fourneaux, ceux de la Ruhr ! C’est vrai que le qualificatif « indus » est venu plus tard, mais Kosmose disait déjà jouer de la « musique industrielle ». Ils n’ont peut-être pas trouvé cette appellation « au bout de leur rue », mais peut-être un peu plus loin…
- F. P. : Pour revenir au film, on a improvisé la musique sur les images déjà montées. Mais il faut remarquer que le film finit – déjà ! – sur la végétation et la nature qui reprennent leurs droits. Déjà en 1976-1977 ! Et, aussi, on voit déjà les pollutions de La Sambre et les industries qui commencent à être à l’abandon. C’est un témoignage intéressant de la fin de l’ère industrielle.
- Mais, malgré tout, on capte dans le film, même si les plans sont furtifs, que l’industrie est encore beaucoup plus en activité qu’elle ne l’est aujourd’hui. C’est la fin d’une époque…
M. D. : Même si on voit encore une tour à molette qui tourne, c’est l’époque de la fin des charbonnages. 1977 c’est déjà la fin – même si le dernier puit fermera en 1984.
Évolution et dé-volution
- J’imagine qu’entre ce Charleroi du milieu des années 1970 et celui d’aujourd’hui, en passant par celui des années 1990, c’est à une énorme évolution de la ville que vous avez du assister…
- À toute une dé-volution, plutôt ! Depuis les années 1970, il y a eu une succession de crises et à chaque fois on fermait des outils industriels. Certains ont été remplacés mais il fallait néanmoins de moins en moins d’ouvriers. Du coup, de plus en plus de gens étaient sans emploi, avec de moins en moins de moyens et les commerces ont commencé à fermer. Et Charleroi s’est retrouvé avec des rues pleines de cellules vides partout. Dans la rue de la Montagne qui était une mine d’or dans les années 1970, on ne trouve plus un seul commerce aujourd’hui. On n’y voit que des façades aveugles.
On a eu deux enfants, en 1981 et en 1988 et, dans les années 1980, on est donc partis plus au Sud de la ville. On continuait bien sûr à venir au centre-ville mais il nous a fallu attendre la fin des années 1990 pour avoir à nouveau envie de trainer dans le territoire…
SIC (1) - les années punk
- J’ai obliqué moi-même vers un autre sujet mais pourrait-on revenir un peu à votre autre groupe, SIC, dans le quel Micheline apparait ?
- J’ai rencontré Francis au festival de Bilzen, il était avec un autre musicien de Kosmose. J’ai
appris qu’il était musicien et, après, avec ma petite moto, je venais le voir
en répétition et en concerts. Rapidement, on est sortis ensemble. Avec Alain Neffe, Francis
cherchait une chanteuse qui n’avait pas peur de gueuler pour faire du
punk. Je leur ai dit que je voulais bien essayer !
- F. P. : ça, c’est la
version punk de SIC, vers l’année 1977, parce qu’après ça va encore évoluer
vers autre chose. On était fans des Stooges mais ce qui était particulier,
c’est que dans SIC je ne jouais que de la guitare (alors que dans Kosmose je
jouais surtout de la basse) et que les lignes de basse étaient jouées au
synthétiseur par Alain Neffe (claviériste de Kosmose). ça donnait déjà une couleur particulière. Puis, on était
passé à des morceaux de deux ou trois minutes maximum, avec des textes en anglais,
assez rebelles, écrits par Alain et Micheline. C’était une démarche tout à fait
différente de Kosmose. Micheline avait une voix particulière. On avait joué
avant Tjens Couter le premier groupe d’Arno, avant TC Matic, et il avait dit à
Micheline « Salut Janis ! (Joplin !)».
(rires)
- Musicalement, quels rapports entreteniez-vous avec Bruxelles, la Flandre, etc. La musique circulait facilement ?
- M. D. : Il se passait pas mal de choses ici, à
Charleroi. On allait voir pas mal de concerts. Mais on n’avait pas énormément
de contacts avec l’extérieur.
- F. P. : Concernant Bruxelles, en tout cas à cette époque-là, les gens de
Charleroi n’étaient pas très bien considérés. On était un peu snobés, comme des provinciaux… Même si on a joué plusieurs
fois, à Bruxelles, dont au Disque rouge et que ça
s’était plutôt bien passé. On a fini une soirée
en compagnie de Tom Robinson qui était venu assister au concert.
- M. D. : Je me souviens qu’une fois Bert Bertrand, journaliste musical de
Télémoustique et un autre membre des Bowling Balls étaient descendus dans notre
petit club punk de Charleroi et qu’ils se la jouaient un peu
« vedettes », qu’ils nous prenaient un peu de haut…
- Et les contacts internationaux d’Alain Neffe avec son label Insane, c’est venu un peu plus tard ?
- Bien après ! Avant «Voltage Control », notre premier single électronique en 1979. Pendant notre période punk on a joué avec lui puis il s’est associé avec Guy-Marc Hinant (de Kosmose puis plus tard du label Sub Rosa) pour fonder Pseudocode, vers 1980 ou quelque chose comme ça. Pseudocode a tout de suite bien marché et Alain enregistrait tout ce qu’il faisait. Du coup, il a un catalogue phénoménal.
SIC (2) - les années « minimal wave »
- F. P. : Et nous, on a fait un groupe plutôt « minimal wave » /
« cold wave ». Au départ, c’était nous deux plus un
batteur (pour le premier 45 tours). Pour le second, c’était juste nous deux
avec une boîte à rythmes. Ce disque-là (« Cover Girls Smile », 1980)
s’est vendu en Angleterre. On a même eu une petite chronique de quelques lignes
dans le New Musical Express. C’était pas mal pour un petit groupe carolo
autoproduit ! Par la suite, on a intégré des musiciens – parce que nous ne
nous sommes jamais considérés comme des musiciens exceptionnels ; on était
plus originaux que virtuoses – : un bassiste (William Dunker), une claviériste et un
saxophoniste de jazz. Mais on s’est un peu perdus…
- M.D. : il y avait trop d’influences différentes dans le groupe. C’est
vrai que sur le moment, « Free Radio », le troisième single, a moins
bien donné, a moins intéressé les gens. On ne nous en demandait plus 500 pour
l’Angleterre… Mais, à posteriori, Josh Cheon qui a sorti aux États-Unis sur son
label Dark Entries un album d’enregistrements d’archives, c’est précisément ces
morceaux-là qu’il a choisi ! Et in fine, je trouve ça très bien, en
particulier les morceaux les moins connus. Je me lâche beaucoup plus sur ces
enregistrements !
- F. P. : Mais, c’était moins original…
- M. D. : Je ne suis pas sûre. On n’était plus dans la « minimal
wave » mais on proposait autre chose.
- F. P. : Il faut quand même préciser qu’on faisait tout ça pour nous
amuser, pas pour devenir des vedettes. On n’avait pas le bon look. On ne se
prenait pas la tête… Et donc, on changeait régulièrement de formule…et de
musiciens !
- M. D. : On avait envie d’explorer.
- F. P. : C’est pour ça qu’il y a autant de changements et c’est pour ça
que deux formules différentes portent le même nom, SIC. On avait encore des
affiches, on s’est dit qu’on n’allait pas les jeter ! (rires) Mais le nom
date déjà des années 1970, même avant Kosmose. J’avais 18 ans et à ce
moment-là, on faisait plutôt du blues rock influencés par Cream, Eric Clapton,
etc. Puis, on est passés à du jazz un peu free… (rires) Pour dire qu’on a
vraiment fait le tour de pas mal de styles !
- M. D. : Moi, à l’époque j’étais encore petite : comme on a 8 ans de différence, tu calcules facilement l’âge que j’avais… À
l’époque, avec Alain, vous alliez à pas mal de festivals. Il y avait un beau
mélange, une belle effervescence ici, on était au
centre de l’Europe. Puis, par la suite, j’allais chercher des disques
inconnus à La Médiathèque. On aurait pu continuer mais on a eu des enfants et
on s’est retrouvés dans un autre lieu de vie qui ne nous donnait pas la
possibilité de faire du « bruit ».
- F. P. : Ça a tout changé.
C’est toujours la région carolo mais une banlieue plus verte, plus aisée. Où on n’aurait jamais osé faire le bruit qu’on
faisait là-bas à Monceau-sur-Sambre. Pour moi, tout faire avec un casque sur
les oreilles, c’est impossible ! Il me faut du son ; sans son je ne
peux pas travailler. Maintenant, on vient de déménager et on a une plus grande cave, quelque chose
redevient peut-être possible… Mais on a tellement de projets. Celui de la
Boucle noire nous prend tellement de temps – même si au départ on avait dit
qu’on allait le mettre en route, le réaliser puis le transmettre à d’autres…
Suite de l'interview :
Interview et retranscription :
Philippe Delvosalle
photo du bandeau : (c) Etienne Tordoir, étudiant à l'époque, photographe de mode professionnel aujourd'hui.
Cet article fait partie du dossier Charleroi.
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