La nature : ce qu'en font les écrivains
Sommaire
Lucrèce, De La Nature
En célébrant dès la première page les œuvres de Vénus, ce poème datant du premier siècle avant notre ère ne trahit pas sa double visée scientifique et morale. Traducteur libre d’Epicure, Lucrèce dote la pensée de son maître d’une sensualité que l’épicurisme n’affiche guère dans sa langue native. À l’éloquence du poète et aux qualités propres à son style s’agrège en effet la puissance d’un Verbe reconnu apte à « briser les fort verrous de la nature ». Nature qui résiste : pulvérisée en atomes, mobile, changeante et bien que rassemblée par la grâce du mètre latin, elle se laisse décrire mais ne fait pas signe.
Emily Brontë, Les Hauts de Hurlevent
Que ce soit par ses apparitions au cinéma ou dans la musique contemporaine, tout le monde devrait se souvenir du nom de Catherine Earnshaw, fière demoiselle qui connut une mort précoce pour avoir voulu congédier son seul amour, l’ombrageux Heathcliff, au seul motif qu’il n’était pas bien né. La lande, sa végétation rare et ses vents violents sont le théâtre d’une tragédie qui se déroule sur plusieurs générations. D’un sol ingrat, les amants maudits sont comme l’émanation féroce, des herbes coriaces, intenses.
Virginia Woolf, Les Vagues
Dans ce roman publié en 1931, des monologues tiennent lieu de récits. Pensées ou flux de pensées comme on les appelle inscrivent les êtres dans une dynamique qui n’est pas celle du roman traditionnel. En lieu de personnages, des sensibilités nous accueillent dans leur intimité et c’est, à peu de choses près, comme si l’eau se mettait à parler ou le soleil.
Rainer Maria Rilke, Les Élégies de Duino
Achevée en 1922, cette médiation longue de dix chants tente de décrire un rapport au monde fondé sur l’indétermination érigée en valeur baptisée l’Ouvert. Inspiré par le regard des animaux, Rilke fraie le chemin d’une voie de pensée réceptive et rayonnante, débarrassée de cette intentionnalité qui épuise l’être et harasse son environnement. « Par tous ses yeux la créature / voit l’Ouvert. Seuls nos yeux sont / comme invertis et posés autour d’elle / tels des pièges qui cernent notre libre sortie. »
Emily Dickinson, Poèmes
Emily Dickinson n’eut pas besoin de voyager très loin pour atteindre le site de son écriture. De même ne lui fallut-il que peu de mots pour en sonder les limites. C’est donc dans la petite communauté de Amherst, au Nord-est des Etats-Unis, que s’écrivit en secret une des œuvres les plus intenses de la littérature américaine. N’y fut-il point resté de traces des talents de jardinière d’Emily que son œuvre en aurait conservé le délicat vocabulaire. Et la vivacité d’un regard attaché aux minuscules choses de la nature. Parés d’attention, fleurs, insectes et oiseaux – sujets énigmatiques – portent avec légèreté les graves interrogations dont se chargent leurs corps frêles.
Jean-Christophe Bailly, Le Versant animal et Le Parti-pris des animaux
« … il n’y a pas de règne, nous dit l’auteur, ni de l’homme ni de la bête, mais seulement des passages, des souverainetés furtives, des occasions, des fuites, des rencontres. » Loin des discours militants, loin du discours scientifique et plus loin encore de la commune indifférence, Jean-Christophe Bailly pose sur les animaux un regard dont on leur fait trop rarement la grâce, à la fois distant et émerveillé. « Un peu comme si en deçà des particularités développées par les espèces et les individus existait une sorte de nappe phréatique du sensible, une sorte de réserve lointaine et indivise, incertaine, où chacun puiserait mais dont la plupart des hommes ont appris à se couper totalement, si totalement qu’ils n’imaginent même plus qu’elle puisse exister et ne la reconnaissent pas quand pourtant elle leur adresse des signes. »
Jean-Jacques Rousseau, Rêveries d’un promeneur solitaire
Idéalisée, la Nature pour Rousseau est un état défini par ses contraires : l’artifice, la civilisation, le mal. C’est en elle que, vers 1776, l’écrivain vieilli exile ses tristesses. Au calme, loin des hommes qui l’ont déçu et de leurs lamentables turpitudes, l’écrivain genevois s’adonne à la marche et à l’herboristerie. Ses Promenades qui structurent le livre comme des chapitres l’entraînent à revenir par la pensée sur sa propre vie, ses aspirations, ses convictions. Au travers de ses libres envolées qui sont parfois des coups de sang, un nouveau genre s’invente que l’on nommerait aujourd’hui essai autobiographique.
Hermann Melville, Moby Dick
Aussi intimidant qu’il puisse paraître, le plus célèbre roman de Melville ne raconte au fond qu’une histoire élémentaire : celle d’une obsession, d’une lutte d’égal à égal entre l’homme et la baleine. Cette histoire est donc aussi celle d’un regard sur l’animal. Un rapport singulier, d’individu à individu, dont Melville fait le nœud central d’un récit par ailleurs foisonnant. À l’arrière-plan, la violence inouïe de la chasse, l’exploitation aveugle des ressources et des hommes entre eux ou le fantasme de la supériorité intellectuelle de l’homme sur les autres espèces sont autant de lignes de fuite qui pointent directement vers les inquiétudes des siècles suivants.
Francis Ponge, Le Parti-pris des choses
Les « choses » dont il s’agit de prendre ici le parti sont d’une extrême variété et ne répondent qu’à un critère d’apparente banalité : la pluie, la fin de l’automne, la cigarette, l’orange, le pain, le feu, le papillon, etc. Toutes, loin s’en faut, ne représentent pas un état de nature. Cependant, le traitement que le poète leur réserve, une manière d’objectivité empreinte de délicatesse propre à mettre en lumière la beauté de chacune, pourrait avoir pour conséquence de les restituer sous un jour si naturel et si persuasif qu’il semblerait qu’elles fussent là depuis toujours comme par nécessité. Bien plus, l’égale considération qu’elles reçoivent de la langue qui s’emploie à les décrire si soigneusement rapproche des objets a priori éloignés les uns des autres pour les replacer dans un ensemble harmonieux. Qu’une paix de ce genre existe, créée ou révélée qu’importe, plaide aussi pour un état de nature originel. À sa pointe extrême, le matérialisme tend vers un idéal. Récompense ou préalable du regard désintéressé : chaque être se montre exceptionnel.
Henri David Thoreau, Walden ou la Vie dans les bois
Ce livre fondateur du genre littéraire américain nature writing, relate l’expérience que fit son auteur, Henri David Thoreau lorsqu’il décida de s’installer pour une durée de deux ans, deux mois et deux jours dans une cabane au bord du lac Walden. Motivée par le désir de renouer avec l’écriture au contact de la nature, la retraite, il faut le préciser, ne fut que très relative. L’écrivain qui s’était installé sur la propriété de son ami, le philosophe Ralph Waldo Emerson, se rendait régulièrement dans la ville voisine. Et c’est ainsi, dans la douceur et l’intelligence de son expression, que le livre fit date. Publié en 1854, il couvre en effet tout le champ d’une pensée en quête de cohérence et de légitimité. Divers fils narratifs se répondent : l’aventure à la première personne se double ainsi d’une réflexion politique, écologique et morale tandis que ses aspects triviaux lui donnent un relief plus expérimental. Car Thoreau ne se contente pas d’observer la nature, il l’étudie, la savoure et la travaille de ses mains.
Giuseppe Penone, Respirer l’ombre
Plus connu pour son travail de plasticien associé au mouvement de l’Arte Povera, Giuseppe Penone, né en 1943, signe également une œuvre poétique intense et profonde. Quel que soit le médium, bois, papier, métal, peinture, arbre, crayon ou mots, l’artiste italien n‘a de cesse de creuser un rapport singulier avec la nature. De ce choix, il s’explique ainsi : « La décision de travailler avec des éléments naturels est la conséquence logique d'une pensée qui rejette la société de consommation et qui recherche des relations d'affinité avec la matière. » Empruntant la forme modeste de notes de travail, ses écrits font toutefois bien plus qu’accompagner la création plastique. Ouvrant à d’autres horizons imaginaires, le langage permet aussi un retour sur le travail manuel.
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Catherine De Poortere