« À la folie » de Joy Sorman
Sommaire
Quand elle arrive le premier jour devant les lourdes portes lui cachant encore l’institution et ses mystères, Joy Sorman énumère ses fantasmes. « J’imaginais un bloc de silence posé au milieu de la ville, sa présence massive, intimidante, j’imaginais une ombre étale et opaque comme un lac, j’imaginais un champ magnétique, révélé par une faible tension électrique sur la peau à l’approche du bâtiment, une onde secrète formant un anneau protecteur et dissuasif autour des lieux… ». La romancière commence par régler ses comptes avec ce qu’on appelle l’imaginaire -celui qui entoure nécessairement ce lieu dangereux et fascinant qu’est l’hôpital psychiatrique. Enfermer les êtres parce qu’ils sont fous : la chose ne semble plus vraiment poser question jusqu’à ce qu’on s’y arrête.
PAVILLON 4B
Et s’arrêter, c’est précisément ce que l’autrice de La Peau de l’ours a décidé de faire pour ce nouveau roman, résultat d’incursions répétées au sein d’un service fermé, le pavillon 4B d’un hôpital psychiatrique de la région parisienne. Tous les mercredis pendant une année, Joy Sorman y obtient un laissez-passer lui permettant de fréquenter ses couloirs, d’arpenter ses bureaux, ses chambres. Son but avoué ? Donner un compte-rendu littéraire de ce qu’elle y verra, y entendra. Faire un état des lieux des méthodes actuelles de la psychiatrie en France et composer - il s’agit après tout d’un roman - une galerie de personnages à partir de ces vraies personnes internées et de leurs soignant.e.s.
On pénètre donc les lieux sur les pas de l’autrice, au rythme de ses prudences et scrupules - « j’entrais ici pour la première fois et je ne savais pas y faire. » Difficile, pourtant, de ne pas voir que ce sujet - la folie et ses lieux - se trouve au confluent des marottes de l’autrice française.
Celle qui se consacrait à l’enseignement de la philosophie avant de se diriger vers l’écriture en 2005 aime les thèmes puissants, « en marge ». A côté d’une œuvre d’imagination (Comme une bête, La Peau de l’ours, Sciences de la vie), Sorman fait aussi dans une certaine littérature « du réel », qui rend compte plus qu’elle n’invente. Comme quand, en 2009, elle enquête (dans Gros Œuvre, puis L’Inhabitable) sur un habitat en crise. Ou comme quand, en 2011, elle décide de s’installer une semaine entière Gare du nord, à Paris, sans jamais prendre un train mais « pour voir » ce lieu où d’habitude on ne s’attarde pas.
LIEU-PLANÈTE
Pénétrer une unité de soins psychiatriques n’est pas moins inattendu. Plus qu’un sujet : il s’agit avant tout ici d’un lieu-planète, peuplé de mouvements et de relations entre soignant.e.s (chef.fe.s de service, psychiatres, infirmiers et infirmières, aide-soignant.e.s et ASH pour « agent.e.s de service hospitalier ») et patient.e.s. Elle se glisse à vrai dire si bien dans leur peau à chacune et chacun, incorporant leurs discours au corps du roman, les mâtinant éventuellement de fiction, passant de son « je » aux « je » qu’elle cite, que l’on s’y perd : qui parle ? Qui est folle, fou ? Qui ne l’est pas ? Poussée à l’extrême, l’empathie de la romancière crée du trouble -venant idéalement perturber les repères des lecteur.ice.s autant que les lignes aseptisantes d’un univers ultra-hiérarchisé, et qui peut dés-humaniser.
Il y a plus. Joy Sorman l’a déjà démontré : elle est la reine de la langue, de ses jargons, de ses lexiques. Celle qui exploitait et magnifiait les mots de la maladie dans Sciences de la vie, ceux de l’animal dans Comme une bête ou le rap de NTM dans Du bruit s’amuse à passer ici sans transition de la parole délirante - celle des folles et fous proclamé.e.s - à celle, « objectivée », des protocoles médicaux. L’hôpital psychiatrique est une aventure du langage. « Ici, les mots sont décisifs. », écrit-elle justement.
INCONFORT
Bien sûr, le livre charrie son lot de violence : existences abîmées, grande douleur, accès de révolte physique. Sans compter la violence plus symbolique des conditions de prise en charge de la folie aujourd’hui, guettée par une surmédicalisation, une administration toute-puissante, une généralisation des diagnostiques posés sur des symptômes pourtant si singuliers. Sorman écrit des livres qui nous obligent à regarder une certaine réalité avec tout l’inconfort que cela suppose. C’est l’un des rôles de la littérature. Si, comme le pensait le psychiatre français Lucien Bonafé cité dans le livre, il est urgent de « rendre la folie à la société », le livre de Joy Sorman est une lecture d’intérêt public. Bonne nouvelle : avec ses personnages bigger than life et la remise en cause de tout ce qu’on pensait savoir sur le sujet, A la folie est aussi une addictive plongée littéraire digne des meilleurs feuilletons -ceux qui vous changent un peu.
« A la folie », de Joy Sorman, éditions Flammarion, 288 pages
Texte : Ysaline Parisis
A écouter (19')