VÉNUS NOIRE
Décoloniser Vénus
Une abondante littérature récente documente l’héritage complexe de la colonisation et interroge les processus de la décolonisation en remontant quelques fois bien en amont pour expliquer comment l’occident blanc a pensé sa supériorité, en s’appuyant sur la Renaissance, les Lumières et le caractère unique de ses révolutions industrielles. Ce n’est pas sans lien avec cet inventaire historique que Kechiche réalise Vénus noire. La presse a été moins élogieuse que pour ses réalisations précédentes et a volontiers souligné qu’il prenait là une nouvelle orientation, qu’il passait à autre chose. Tout ça parce qu’au niveau de la classification de genres, il s’essayait à un film dit d’époque, costumé. Mais ce fi lm est bien la continuation des préoccupations majeures du cinéaste : débusquer les inconscients raciaux, les mécanismes ordinaires de la discrimination, le rejet de l’autre, les micros fascismes du langage, la mise en danger de l’étranger, le dressage des corps. La différence est qu’il ne se penche pas ici sur l’actualité, mais se tourne vers le passé, cherche des fondements, des « preuves » de la dimension structurelle du racisme dans l’imaginaire européen. Il choisit de raconter un « cas » emblématique dont la monstruosité cristallise l’importance de la question raciale dans le développement de l’Europe conquérante. Le racisme, avec ses justifi cations religieuses et philosophiques, fut un moteur des entreprises de colonisation comprises comme mission de civilisation et c’est ce que révèle le destin particulier de cette Vénus noire. Il révèle les strates du discours raciste dans une mise en scène objective des opinions de l’époque. Le passé éclaire le présent. Il suffit de reconstituer le faisceau de discours authentiques, savants et ordinaires, vulgaires ou précieux, qui s’acharnent à asseoir l’infériorité présumée de la race noire. Le génie du cinéaste est de replacer ça en situation.
La manière dont un être humain peut ainsi être exhibé, instrumentalisé, à la foire, au cirque, dans les salons et leurs boudoirs, dans les différents lieux de la constitution et exhibition du savoir, est proprement stupéfiant. L’impact d’une idéologie raciale « scientifi que » sur un individu précis, isolé, aux mains de communautés qui en font, sans vergogne, un spécimen dédié à diverses expériences de domination. Et ça pouvait aller très loin puisque, c’est bien connu, ces gens de couleurs n’avaient pas d’âme, n’étaient pas des créatures de Dieu. Le doute s’instille très rarement dans la pensée des savants du 19e siècle. L’impact de leur science est donc très incarné, personnalisé, jusqu’à l’obscène, jusqu’à la fascination malsaine pour cet autre, cet étrange. Mais l’agression raciste, c’est ça, ça a toujours cette violence, c’est toujours ce viol tant de la dignité que de la chair, et ce n’est exempt ni de désirs ni de perversions. Rappelons-nous que certains maîtres blancs, bien que convaincus de l’infériorité et de l’animalité de la race noire, usaient et abusaient sans scrupules du corps de leurs esclaves féminines. La piste de larmes est en fait labyrinthique. Fallait-il réactualiser l’histoire de cette Vénus noire ? Oui, c’est une martyre de notre culture mondialisée. Oui, quand on se rend compte à quel point les demandes de pardon formulées par les anciennes puissances colonisatrices peuvent sembler dérisoires, formelles, que l’État français avait bien envisagé d’organiser officiellement l’enseignement des côtés positifs des colonies et que toute une partie de l’intelligentsia française a entrepris une grande manoeuvre de déculpabilisation en brandissant l’étendard du racisme antiblanc !