GIGANTE
Jara n’a pas un format facile à caser, de taille imposante et bien enrobé, il semble surtout chercher à faire oublier ses dimensions atypiques. Il végète dans une frange sociale où il est difficile de joindre les deux bouts, où l’on doit sa subsistance à de petits boulots pas très valorisés, à l’appartenance à une main d’œuvre facile à remplacer. Il est veilleur de nuit dans un supermarché et arrondit ses fins de mois comme sorteur dans une boîte. Dans l’un comme dans l’autre cas, il observe la vie sociale des autres, il s’exerce à la plus grande discrétion. Il passe une bonne partie de ses loisirs devant la télévision comme manière de pousser encore un peu plus loin son aliénation, s’oublier. Télévision le jour ou écran de surveillance la nuit, il regarde sans voir. Il lui faut ce flux visuel pour oublier son poids.
Durant les longues veilles nocturnes, une des distractions consiste à regarder le ballet des femmes de ménage qui nettoient le supermarché. Il finit par tomber amoureux de l’une d’elles et va, alors, avoir un usage actif de l’écran. La suivre de pièce en pièce, zoomer, essayer de comprendre les scènes dont il est le témoin invisible. Il n’utilise pas cette technologie de contrôle pour exercer un pouvoir sur l’être convoité mais pour s’infiltrer, par imagination, dans son entourage, vivre près d’elle à distance. C’est un moyen de rêver pas de soumettre. Dans la vraie vie aussi, il se lance dans une filature obstinée, désespérée: ses trajets, son logis, ses loisirs, ses fréquentations… Au gré de longues errances dans la ville – car cette grande carcasse bedonnante se trouve «située» et exister dans la marche urbaine, le déplacement -, il accumule les informations, les indices et donne de la chair à la connaissance fantasmée de cette femme finalement aussi solitaire que lui. Le film se déroule lentement, prend le temps de suivre le passage de climats de l’attente sans objet et sans espoir à ceux, un brin plus fébrile, d’une attente illuminée par un objet et une espérance ténue qui cherche à croître.
Entre-temps, on apprécie la personnalité sympathique de cet exclu sentimental à la silhouette d’obèse (vaguement): son aptitude à jouer comme un gamin avec son neveu, son profil d’amateur de Metal, son art inné du massage acquis rien qu’en regardant des émissions, son obstination à mener campagne pour « en sortir », bref une humanité géante sous un costume banal. La narration est attentive aux conditions d’exclusions latentes, au sentiment de rejet mais elle procède en installant un humour social, pas celui qui fait éclater de rire aux dépens d’un tel ou telle, mais qui fait sourire par des « gags » positifs, des situations où les tensions et les pièges se dénouent heureusement. Parfois le système D du relationnel. Gigante a reçu un Ours d’Argent à Berlin en 2009 et on l’a souvent caractérisé comme étant « un de ces petits films dont on ressort touché, séduit, heureux » (Le Monde). C’est vrai. Adrian Biniez a fait une courte apparition dans le film Whisky, ce qui donne une idée du « milieu » qu’il fréquente, a réalisé deux courts-métrages, composé une musique de film, sa carrière est donc devant lui, prometteuse.
Pierre Hemptinne