TRAVAUX PRATIQUES
Albert Marcoeur crée de la jeune chanson depuis les années 70! Sa jeunesse longue distance permet de se rendre compte à quel point les phénomènes récurrents médiatisés comme relevant de la «nouvelle chanson» sont l’expression d’une nouveauté conservatrice. Démonstration avec les derniers travaux pratiques du vieux novateur! Audace et originalité des points de vue sont au rendez-vous. L’album commence par une bourrée, hommage décalé à la singularité. On aurait tort de croire que toutes les bourrées se ressemblent. Là où l’on ne voit qu’un truc ancien, dépassé, sans nuances, une grande richesse existe pour qui sait entendre, qui s’intéresse. Il y a des bourrées en Ré, en FA, en MI, en Sol, en Si, mais celle-ci est en LA, bien distincte et ne peut se confondre avec les autres. Il y a des mots et des noms pour identifier les différences, celles-ci sont multiples, infinies et en s’éduquant à mieux les percevoir on s’ouvre de nouveaux horizons. Cette bourrée inaugurale, terrienne, est simple et majestueuse, mélancolique, chargée de souvenirs pudiques dans ses cordes amples. C’est un plaisir de retrouver la voix d’Albert Marcoeur, une vraie voix, tellement humaine et lunaire, un peu exorbitée, dans une esthétique du hors d’haleine, pour faire entendre les mots et les idées autrement, d’ailleurs. L’affaire qui reste la plus captivante sur terre pour se connaître et explorer la condition humaine, ce sont les histoires avec l’autre sexe. Avec recul, expérience et l’eau à la bouche, Albert Marcoeur évoque cette fascination pour la femme qui anime toute la vie (« c’est un métier à plein-temps ») tout autant fondamentale que volatile, insaisissable. Les plus belles femmes ne sont nulle part, « elles sont dans les aéroports, en transit, prêtes à s’envoler ». Une futilité qui excite le désir du collectionneur avant de conduire à partager le temps ensemble. Tendresse teintée de misogynie : « Les femmes, c’est comme les vieilles voitures, on peine à s’en débarrasser. Puis on les regrette, on les pleure, même celles qu’on démarrait à la manivelle. » L’essentiel étant qu’elles apportent de l’air, de l’oxygène, encore une fois de la différence même si, par là, elle s’expose au fatal « j’ai besoin de changer d’air », logique! Ensuite, dans un monde où tout se calcule, où tout se jauge scientifiquement, il fait le plein de statistiques ! Ça lui permet d’effleurer un certain portrait de ses concitoyens, de leur état de santé (physique, mental, culturel), de se préoccuper pour cet état des lieux et, en même temps, il en use pour se moquer de cette manière d’approcher la réalité, retranchée derrière des chiffres. IL se moque poétiquement de cette tendance à lire des statistiques, hors contexte, en s’en excluant (ça décrit forcément les autres, on ne se voit pas réduit à ce genre de descriptif caricatural). Et ça donne une superbe facétie à la Marcoeur: si ce « 1 » Français sur 4, sur 5, sur 10, sur 6… qui a telle ou telle manie, qui est atteint de tel ou tel tic, qui marque telle ou telle préférence, qui consomme telle ou telle quantité d’antidépresseurs, si «ce» Français, c’était toujours le même, un seul et même individu (l’autre) ! ? Quel malheureux calamiteux, une sorte de « soldat inconnu de la guerre statistique » ! Ce n’est que le début de l’impertinence marcoeurienne! Soumis à une tendance à rendre les mœurs de plus en plus propres et contrôlables, politiquement corrects, on en arrive à oublier que le désir sexuel est un mystère et reste rétif aux lois des bonnes mœurs, c’est son rôle et sa fonction! Il faut bien que subsiste « Le diable » ! Du « diable », il y en a toujours eu chez cet anticonformiste qui nous épatait, il y a bien longtemps, avec des albums échevelés « à colorier ». Il n’aime pas les vérités toutes noires ou toutes blanches, forcément trompeuses. Il se démène dans des questions bien plus complexes (et humbles), où « bien » et « mal » se mélangent, sont les revers d’une même médaille, ont la même importance pour essayer de se situer, tenter de s’en sortir. Et grâce à une langue experte, il tire plutôt bien son épingle du jeu: «J’dis pas que faire mal, c’est bien/ je dis plutôt que si c’est bien, c’est déjà pas si mal/ J’ai déjà pas mal de mal à me faire du bien/ et dans mon bien-être, à être bien ! ». C’est aussi avec nuance qu’il reste fidèle à son regard critique sur le monde et perpétue sa perspicacité pour tailler « dans le vif du sujet », remarquable mise en scène (la chanson comme court-métrage cinéma dirait Delerme, mais ici avec en prime le talent et la dimension « documentaire ») du voyeurisme de nos sociétés riches et confortables pour les misères du monde. Sans en faire des tonnes (comme ça pourrait être le cas avec Renaud), il place tous les éléments, toutes les pièces à conviction et toutes les interrogations qui les accompagnent et laisse la place, c’est là son honnêteté, au manque de réponses, de solutions, à l’impuissance phénoménale. C’est l’histoire du cas de conscience (remords, culpabilité) du baroudeur photographe de guerre à travers lequel nous regardons les atrocités, à la télé, dans les magazines, en fond d’écran, de la guerre, des enfants guerriers, des enfants pris dans la guerre. Un album sage ? Oui, de cette sagesse ‘intranquille’, qui ne renonce pas à ses indignations, qui continue à vivre avec ses colères avec une belle maturité, sans renoncement, en s’exprimant avec un savoir-faire plus « rond ». Cordes, percussions, textes, arrangements, enregistrement, un vrai travail d’orfèvre. L’objet est beau, Marcoeur a toujours soigné tous les aspects de ses productions. Un vrai amateur au sens qui « aime » ce qu’il fait, le fait avec amour, ça se sent dans les moindres détails. Chapeau.
Pierre Hemptinne