HONOR DE CAVALLERIA
L’esprit de Don Quichotte ne nous quitte pas
Si la légende de Don Quichotte ne cesse de nous travailler et de revenir, c’est qu’elle est bien ce que nous montre ce film, celle d’un esprit intranquille, intemporel, qui bat la campagne, ruminant les moyens d’en finir avec le mal et se préparant à l’apothéose définitive du bien. C’est une ambition qui exige que l’on s’y prépare corps et âme dans la retraite et la veille bien plus que par les épreuves chimériques que s’impose le chevalier. Don Quichotte, c’est avant tout un état d’esprit, une névrose utile avant d’être un roman picaresque.
C’est une béance dans notre normalité, béance que filme Albert Serra. Quichotte n’est jamais au repos, même s’il semble contemplatif. Il est toujours tendu vers son idéal, inquiet, toujours aux aguets, toujours en train de combattre. C’est ce qui confère à ses moindres gestes modestes, une dimension incantatoire, signes de sourds-muets vers les forces du destin qui se manifestent dans la lumière, les bruits et odeurs de la nature, l’être de Dieu.
Ce que l’on sait de plus évident sur ce film est, d’une part, qu’il a été tourné avec un petit budget et d’immenses acteurs amateurs et que, d’autre part, le réalisateur, malgré son intention de départ, n’a effectué aucune transposition littérale du roman. Il ne faut pas chercher ici une adaptation littéraire, quelque chose qui rappellerait l’histoire lue et offrirait une incarnation réussie des personnages et de leurs exploits les plus emblématiques. Mais c’est bien un film littéraire, le film d’un lecteur qui a profondément mastiqué le texte pour en garder les fibres essentielles. Un lecteur cinéaste qui ne plonge pas sur les aspects les plus visuels (ah, réussir, rendre « réaliste » la scène des moulins!) mais au contraire représente ce qu’il y a de moins cinématographique, le souffle qui court entre les lignes, le vide de la folie, l’insaisissable de l’errance. Le formidable appel d’un Age d’Or dans lequel baigne Quichotte et qui l’aspire. Il ne s’agit même pas de montrer des êtres indécis, désoeuvrés, désorientés. Pas du tout, ce vide et cette errance les remplissent pleinement d’une occupation comme sanctifiée, chevaleresque. D’une mission. On les voit souvent assis dans l’herbe, à l’ombre ou au soleil, déambuler par monts et par vaux, au gré du vent, cherchant à lire la nature, à interpréter les signes, le bonheur d’être simplement là, le malheur de ne pouvoir atteindre le but. La caméra est régulièrement proche du sol et accompagne le duo légendaire à distance, comme les épiant à travers les graminées roussies par le soleil, avec des jeux subtils de flou. Tantôt le fil des herbes est tranchant, lumineux, superposé aux silhouettes floues des héros, ectoplasmes blancs. Tantôt, le rideau épars de pailles fines se transforme en halos lumineux protégeant les silhouettes précises des deux chercheurs. On dirait que c’est le paysage qui filme et raconte ses relations secrètes avec ces deux-là. Ils se reposent, se reconstituent, dorment et rêvent dans ce qui ressemble à nos terrains vagues, ces lieux d’évasion où l’on peut trouver une vieille armure et s’en parer, ces lieux non quadrillés par la loi où se réinventer. La mouvance des corps et des esprits dans ces lieux d’écart est fascinante d’apesanteur, d’atemporalité. À partir de ces zones de bivouac, Quichotte et Sancho s’immergent dans la nature immense, vierge, dans les forêts sombres, les boccages, les montagnes, les torrents; c’est tellement vaste qu’ils n’y laissent aucun sillage. Ils se perdent sous un soleil tapant, assommant, à perdre la tête, à faire renoncer les plus courageux. Leurs trajets sans carte, sans orientation précise les font paraître perdus dans un labyrinthe mental sans fond. La force motrice est la relation entre les deux êtres, l’un qui tire, en élevant l’attention vers le ciel, la beauté, la voie de Dieu et l’autre qui pousse avec sa force terrestre, ses bricolages, sa main d’œuvre pratique et poétique. Ils sont indissociables, c’est l’amitié improbable.
Est-ce que l’on s’ennuie devant un film aussi lent et aussi dépouillé d’actions (mais où la narration est bel et bien effective) ? Il faut regarder, plan après plan, comme on regarderait une peinture évoluer. C’est une succession de tableaux minutieux, les compositions sont très plastiques, plasticiennes, dans la manière de montrer les corps en vadrouille, en détresse, si superflus et tragiques à la fois, mêlés si intimement à la nature, aux herbes, au ciel, aux troncs d’arbre, à l’eau de la rivière, à la rudesse des vies sous des lumières très lisses. Au contraire, les formidables scènes nocturnes se caractérisent par leur grain friable. Noir sur noir, ombres, silhouettes, indistinction entre le vivant et le mort, entre l’humain et le végétal, entre la terre et le ciel. Et puis il y a la lumière blafarde du petit matin où les deux corps abîmés dans les herbes hautes, ensevelis, figés, ressemblent aux dépouilles éparses sur un champ de bataille anonyme, victimes de leur rêve, tombés du ciel.
Comment cette solitude minérale se tient, n’abdique jamais, et monte à la tête, fait épanouir le désir d’en découdre, on le voit avec cette superbe scène où le vent démonte la nature. Exactement ce que l’on peut tous connaître quand, sous un mistral incessant, on commence à entendre des voix et que la conscience sort de ses gonds. Le vent qui exacerbe la démence et fait monter la colère. Quichotte flirte alors avec des ennemis invisibles, rapière à la main, usé et souple, sur le qui vive. Il danse, esquive, cherche à localiser l’adversaire et à porter l’estocade, il sent qu’une armée entière l’encercle, l’armée du mal. Il semble touché, blessé, va-t-il choisir de s’effondrer? Magnifique vision quand il descend dans l’oliveraie démontée, agitée, comme une troupe de soldats alignés, impatients d’en découdre, acclamant un général. Clameur, affrontement, épuisement, c’est sans fin, lancinant. Voilà, on se bat tous contre du vent, du vide, c’est dit, c’est montré, ça prend, ça épuise. Le lyrisme ralenti de ces images est éblouissant. De même, avec trois fois rien, quel effet merveilleux que cet arbre qui se met à trembler, à secouer un feuillage illuminé, et à subjuguer comme une apparition divine.
Plusieurs super productions qui ambitionnèrent de restituer de manière « fantastique » le chef d’œuvre de Cervantès se sont cassé les dents. Ici, avec économie, ingéniosité et savoir-faire, le réalisateur montre, magistral, l’âme de Quichotte, le vide et sa souffrance. L’isolement dans l’honneur démesuré, l’enfermement dans une sorte de « réserve d’Indiens », menant tout droit à la cage où l’on enferme les bêtes curieuses.
Pierre Hemptinne