Cinéma / Révolte ! | Alerte à l'écocide !
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Au sortir d’une année marquée par la débâcle du Covid-19, l’écologie — bien qu’ennemie proclamée d’un capitalisme moribond — semble gagner du terrain dans les consciences de nos concitoyens les moins apathiques. Ces préoccupations, toujours plus prégnantes au sein d’une société civile voyant s’égrener les indices d’une catastrophe systémique déjà perceptible, se reflètent inévitablement dans le regard de nombreux cinéastes contemporains dont l’œuvre contribue, à son tour, à en pressentir l’urgence. Dès lors, outre des tentatives de biopics plus ou moins heureuses, la trajectoire de ces whistleblowers pave la voie à l’écriture de récits originaux dont la trame s’avère, pour une large part, fictionnelle.
« Rouge » : l’usine de la discorde
C’est ainsi que l’année 2021, sans présumer des vicissitudes qu’elle réserve à nouveau à l’industrie du septième art, devrait débuter avec la sortie de Rouge, coproduction franco-belge placée par mégarde dans le sillage américain de Dark Waters, œuvre virtuose d’un certain Todd Haynes. Réalisé par Farid Bentoumi et coproduit par les frères Dardenne, Rouge, en tant que film européen, s’empare d’une thématique dont le cinéma originaire d’outre-Atlantique s’était jalousement constitué un monopole, eu égard à l’ampleur des scandales ayant entaché le passé industriel des États-Unis. Bien ancré dans son propre contexte national, et quoiqu’il cède à la tentation de faire siens les codes du thriller écologiste, le film du réalisateur franco-algérien réussit à mettre en balance les enjeux spécifiques qui agitent le corps social français en ce début de XXIe siècle.
« ... la réussite de Rouge réside dans la mise en tension d’intérêts qui non seulement divergent, mais traversent toutes les couches de la société française contemporaine en un instantané saisissant de nuances et de justesse. — »
Issu du prolétariat, Farid Bentoumi s’inspire librement de son vécu pour circonscrire le cadre anxiogène dans lequel évoluent ses protagonistes. L’usine chimique du groupe Arkalu apparaît comme une réminiscence infernale de celle où s’échinait son père, ancien délégué syndical à l’image du personnage de Slimane joué par Sami Bouajila. Marqué par un contexte domestique intimement lié à l’exercice de la contestation ouvrière, le cinéaste transpose son expérience personnelle en un drame familial dont les ressorts scénaristiques constituent un niveau de lecture supplémentaire aux enjeux socio-économiques, sanitaires et environnementaux qui traversent le film.
À cette fin, Farid Bentoumi met en scène le personnage de Nour (Zita Hanrot), infirmière engagée au sein d’Arkalu par l’entremise de son père, un représentant syndical enclin à exonérer l’usine de ses responsabilités au nom des seuls avantages économiques du personnel. Issue de l’hôpital public, Nour est soudainement confrontée à une industrie opaque dont le secret des agissements n’a d’égale que la détermination du monde ouvrier à préserver l’emploi. Alors qu’une journaliste (Céline Sallette), davantage motivée, l’accuse-t-on, par la perspective d’un scandale, enquête sur l’impact environnemental des rejets de l’usine, Nour est tiraillée entre la fidélité qu’elle doit à sa famille et le sentiment d’indignation qui l’exhorte à lancer l’alerte.
Et, si ce quatrième pouvoir incarné par la presse indépendante semble agir dans l’intérêt général, c’est aussi par urgence de s’opposer à la complaisance d’autorités locales dont la hauteur de vue se borne au seul développement économique de leur territoire. Ainsi, au regard de la virtuosité de thrillers écologistes américains lui ayant pavé la voie, la réussite de Rouge réside dans la mise en tension d’intérêts qui non seulement divergent, mais traversent toutes les couches de la société française contemporaine en un instantané saisissant de nuances et de justesse. Plus encore, il fait d’une figure féminine le fer de lance d’une révolte de nature à faire advenir ce fameux monde d’après tant fantasmé.
Whistleblowers/médias : « Je t’aime, moi non plus »
À sa manière, Rouge suggère l’ambiguïté du tandem whistleblower/journaliste, sans pour autant en explorer systématiquement tous les ressorts. Par ailleurs, de nombreux films ayant trait aux lanceurs d’alerte abordent de près ou de loin cette problématique, parmi lesquels Snowden (Oliver Stone) et The Fifth Estate (Bill Condon). Mais c’est sans doute dans The Insider, de Michael Mann, que la relation à la fois équivoque et privilégiée entre un média et sa source se fait la plus subtile. Adapté d’un article signé par Marie Brenner, le film porte à l’écran un duo composé du chimiste Jeffrey Wigand et du producteur de CBS Lowell Bergman, respectivement interprétés par Russell Crowe et Al Pacino.
« ... le film dissèque patiemment les motivations et les freins qui confortent ou, à l’inverse, inhibent les velléités d’un insider à révéler à la presse des informations pourtant soumises à une clause de confidentialité. — »
Sans avoir appartenu au cercle des journalistes ayant fait leurs choux gras des révélations sur le caractère addictif du tabagisme, Marie Brenner contribue, par son papier intimiste digne d’un roman d’espionnage, à l’existence d’une version cinématographique de l’affaire, laquelle constitue un ultime outil de vulgarisation à destination du grand public. L’adaptation de Michael Mann donne ainsi corps au rapprochement a priori inconcevable entre un homme de télévision réputé pour la diffusion de nombreux scandales et un scientifique, ex-cadre du géant du tabac Brown & Williamson. Dès lors, le film dissèque patiemment les motivations et les freins qui confortent ou, à l’inverse, inhibent les velléités d’un insider à révéler à la presse des informations pourtant soumises à une clause de confidentialité. Parsemé de scènes à haut potentiel dramatique directement inspirées de l’article de Marie Brenner, The Insider reconstitue l’équilibre psychique précaire d’un individu qui, essuyant des menaces de mort à l’encontre de sa famille, s’en remet à la relative protection conférée par la diffusion à grande échelle de révélations susceptibles de faire vaciller l’un des plus grands cigarettiers des États-Unis.
Et, s’il est vrai que médias et whistleblowers se nourrissent souvent l’un de l’autre, l’écueil d’un conflit d’intérêts n’est jamais à exclure, une dimension que le film de Michael Mann ne manque pas d’aborder en affinant d’autant plus cette radiographie de la relation entretenue entre une chaîne de télévision d’envergure et un informateur. En effet, la censure viendra de CBS elle-même lorsque, sous serment devant le Congrès, Andrew Tisch, CEO de l’entreprise du tabac Lorillard, nie le caractère addictif de la consommation de cigarettes, commettant délibérément un parjure. Cela n’aurait rien entraîné de particulièrement fâcheux pour la chaîne si, outre ses fonctions dirigeantes au sein de Lorillard, Andrew Tisch n’avait pas été le fils de Laurence Tisch… le président de CBS.
Alternative au quatrième pouvoir
Dans une perspective historique, Rouge autant que le récent Dark Waters se présentent comme les héritiers d’une certaine tradition du film militant écologiste, essentiellement issue du cinéma américain. En la matière, l’actrice Meryl Streep marquera l’année 1983 d’une performance convaincante dans Silkwood, signé Mike Nichols.
Du reste, une référence s’impose à l’esprit : Erin Brockovich, du très engagé Steven Soderbergh. Œuvre d’un cinéaste pouvant revendiquer la paternité d’autres réalisations du genre (The Informant !, 2009), ainsi que la production de documentaires tels que Citizenfour (Laura Poitras, 2014), le film relate le parcours d’une mère célibataire qui, pourtant exempte de toute formation juridique, devient la figure de proue du plus important procès en action directe jamais entrepris aux États-Unis. Cette employée zélée d’un modeste cabinet d’avocats contribue largement à l’indemnisation — plus de 330 millions de dollars de dommages et intérêts — des habitants de la petite ville d’Hinkley en Californie, suite à la condamnation de PG&E, une entreprise dont les rejets polluants furent corrélés à l’apparition de pathologies mortelles dans le chef des plaignants. Cet exemple illustre comment un représentant de la société civile, sans pour autant bénéficier d’un statut d’initié au sein de l’industrie, est en mesure d’obtenir justice pour un groupe de citoyens lésés.
L’adaptation cinématographique de la lutte menée par la lanceuse d’alerte permet ainsi au grand public de se familiariser avec la notion de recours collectif, un procès intenté au nom d’un groupe d’individus pour un dommage ayant la même cause originelle. Monnaie courante aux États-Unis, ce type de démarche est également au cœur de Dark Waters, film entretenant une filiation évidente avec l’œuvre de Steven Soderbergh. De fait, près de vingt ans après Erin Brockovich, Todd Haynes s’inspire du combat de l’avocat Robert Bilott visant à faire reconnaître, aux yeux de la loi, la responsabilité de l’entreprise chimique DuPont dans la contamination de l’approvisionnement en eau de plus de 70.000 habitants de l’État de Virginie-Occidentale.
Si la sortie du film, en 2019, contribue à populariser la nocivité du téflon pour la santé humaine, celle-ci ne marque pour autant pas la fin de l’affrontement entre Robert Bilott et la société DuPont à l’égard des milliers de cas de dommages corporels dont cette dernière est présumée directement responsable. Après vingt années d’une opposition acharnée, laquelle, inévitablement, eut une influence délétère sur son entourage personnel — point commun entretenu par l’ensemble des whistleblowers évoqués dans le présent texte — l’homme de loi rejoint un panthéon officieux, encore non institutionnalisé, celui des véritables héros d’une époque contemporaine manquant cruellement de modèles d’inspiration au sein de la classe politique.
Texte : Simon Delwart