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Pointculture_cms | critique

AFRICAN FEEDBACK

publié le

Alessandro Bosetti : « African Feedback »

Alessandro Bosetti est de retour d’Afrique. Il en revient avec un nouveau projet qui remet en question son approche de la musique, et la nôtre par la même occasion. L’album qui en résulte est un disque accompagné d’un livret de soixante pages qui est tout aussi passionnant et peut se lire comme une œuvre à part, indépendamment de la musique. Il s’y pose des questions sur le langage, sur la musique expérimentale, sur la musique en général, sur les noix de cola et sur l’électricité.

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Tout d’abord une description du projet: Alessandro Bosetti est un musicien expérimental italien qui s’est fait une spécialité de créations basées sur la voix, sur le langage, sur les langues. Une partie de son travail l’a jusqu’ici amené à enregistrer des patients souffrants d’aphasie (pour l’album « Il fiore de la Bocca ») ou à s’enregistrer lui-même tentant d’imiter des langues qu’il ne parle pas (l’album « Her name »). Le disque qui nous occupe aujourd’hui est basé sur des enregistrements réalisés au Mali, en pays Dogon, et dans les provinces de Yako et Ouagadougou au Burkina-Faso. Il apportait-là, outre son matériel d’enregistrement, une série de disques de musique expérimentale, les siens, ainsi que ceux de ses musiciens préférés. On y retrouvait, au hasard, RLW, Otomo Yoshihide ou Luciano Berio. Muni d’un baladeur, il a fait écouter ces disques à des « sujets » volontaires, en leur demandant de commenter la musique proposée, de la décrire, et de donner leur avis. Les enregistrements de ces conversations seraient ensuite retravaillés.

Le sujet de l’expérience, bien sûr, et qui donne son titre au disque, est autant d’obtenir un point de vue africain sur la musique expérimentale qu’apporte avec lui Bosetti, que d’observer, de la manière la plus neutre possible, la réaction des gens à cette demande. Le disque et le livre qui l’accompagne sont fascinants en grande partie pour les incompréhensions mutuelles qui se dégagent de certaines entrevues. Une incompréhension causée par la musique choisie, entre autre, dont la reconnaissance en Occident est toujours sujette à controverse et à discussions sans fin. Mais ce n’est pas, bien sûr, le seul problème. La manière dont Bosetti aborde les gens, leur parle, apparaît dans la retranscription des entrevues comme typiquement et totalement occidentale. Il s’en rend compte lui-même. Après une brève introduction par son interprète, et quelques mots d’explication, on le sent attendre une réponse simple et claire à sa demande, bien avant que, pour son interlocuteur, un contact ait été établi. « Tu vas trop vite », lui dira plus tard un ami africain, « Ils ne comprennent pas ce que tu leur veux, tu ne peux pas poser ces questions aussi directement… ». Avant de se lancer dans l’expérience, les personnes interrogées auraient voulu pouvoir comprendre ce qu’on attendait d’elles, savoir qui était Bosetti, pourquoi il était là, toutes choses qui demandent du temps, de l’acclimatation. Et cependant, raconte Bosetti, les réactions des « sujets » de l’expérience sont étonnamment dépourvues de toute surprise. « Les Africains ne sont surpris par rien », écrit-il, « personne ne veut en savoir plus, mais personne ne rejette quoi que soit. » Pour eux, Bosetti doit avoir une bonne raison d’avoir fait tout ce chemin pour leur poser ces questions, alors ils sont gentils avec lui, quasiment par indulgence. « Nobody asked me why I was doing it, never ! » Un dialogue de sourds s’établit alors entre l’interviewer qui voudrait une réponse franche et immédiate, et l’interviewé qui attend qu’une réelle connexion se fasse, avec le temps, peut-être… On peut comprendre le présupposé de Bosetti, cherchant à obtenir des enregistrements bruts, des réponses spontanées, en ne laissant pas au sujet l’occasion de préparer, de calculer sa réponse. Ce genre de stratégie, brainstorming, association d’idée, etc. peut amener d’excellents résultats, quelquefois très surréalistes, révélateurs d’inconscient, construits avec la déraison dont on fait les rêves.

Le retour de bâton est ici cette incompréhension mutuelle. Alessandro Bosetti l’assume et l’intègre à son travail. Il se défend d’avoir voulu réaliser un travail ethnologique; il est avant tout musicien. Sa recherche est avant tout esthétique, et l’accidentel, l’absurde, l’hésitant l’intéressent au plus haut point. Son travail est irrecevable pour un anthropologue, tant pis… ce n’avait jamais été le but. Il admet pourtant ses erreurs et en souligne d’autres qui valent pour tout le monde, voyageurs, touristes, anthropologues et musiciens expérimentaux. Elle vaut pour toute tentative de communication entre cultures différentes. Comme le formule Régis Debray : « La culture est le lieu naturel de la confrontation, puisque c’est la forge de l’identité, et qu’il n’y a pas d’identité sans un minimum d’altercation avec un autre que soi. Quoi qu’on fasse et dise, un nous se pose en s’opposant à un eux, comme le moi à un non-moi. » (dans « Un mythe contemporain : Le dialogue des civilisations »). Le dialogue est difficile, lent, contrarié à chaque étape par des divergences imprévues. Il est d’autant plus délicat que ces nuances, ces distances, ne sont pas conscientes, pas formulées. Dans la plupart des régions du monde, de plus, toute communication entre l’Occident et une culture différente est tributaire du passé colonial (et du présent impérialiste) de l’Occident. Il est malaisé d’obtenir une communication neutre, où le statut supposé supérieur de la culture occidentale ne rentre pas en ligne de compte. Dans le cas précis de la musique, tant du côté occidental que du côté africain, il y a un conflit fondamental portant sur les bases-mêmes de la culture musicale. La musique, qu’on prétend voir rassembler les peuples et transcender les frontières, est ici une partie du problème de communication. On se souviendra du mépris de compositeurs comme Stockhausen pour les rythmes africains. Par contre, on se souviendra que pour l’Afrique une musique comme la musique classique occidentale, dépourvue de rythme, est impensable, inutile, et que les percussions ne sont pas un simple soutien à la mélodie. On se souviendra de ces explorateurs européens emportant dans leur paquetage un gramophone afin de faire découvrir Mozart aux Bushmen, aux Papous, aux Pygmées, et se retrouvant face à un mur d’incompréhension. Ils découvraient que la musique européenne n’était pas universelle. On se souviendra aussi de détails révélateurs. Par exemple le fait que l’écoute au casque n’est absolument pas courante en Afrique, pour des raisons matérielles d’une part, mais aussi parce que ce n’est pas une forme d’écoute naturelle. La musique est en Afrique une chose sociale et non une activité individuelle.

2Un des aspects les plus intéressants du projet est donc la réception par les «sujets» africains de l’expérience. Contrairement à ce qu’on pourrait probablement obtenir chez nous, on trouve beaucoup d’images et surtout de personnalisation dans les interprétations, celles-ci deviennent très vite émotionnelles : « il a l’air de souffrir », « il crie », « il a mal ». Ce qu’on verrait sans doute ici comme un paysage sonore, est vu là-bas non seulement habité, mais expressif. C’est presque toujours un paysage intérieur, ou une narration, mais jamais un simple paysage. On peut à peine parler de paysage, d’ailleurs, tant les sons sont forcément rattachés à une action, qu’elle soit humaine, animale ou magique. En revanche, les gens questionnés ne parlent jamais de musique. Sans doute simplement parce que pour eux, ce n’en est pas. Encore une fois, la question se pose pour l’occident : et pour nous ? Est-ce qu’on ne range pas par exemple le sound-art dans la musique par facilité, pour expliquer plus rapidement ? Une grande partie des artistes concernés serait d’accord pour admettre qu’ils ne font pas de la musique, que le sound-art est une forme distincte, séparée de la musique, ou plutôt tout aussi proche de la musique que de la sculpture, de la peinture ou de l’installation. Est-ce qu’on peut aborder la musique classique de la même manière qu’on aborde la musique dite « légère » ? A-t-elle les mêmes codes, les mêmes fonctions, le même but ? (Envisager simplement que l’art puisse avoir une fonction, un but, est déjà une distinction entre les deux approches, la première se voyant virginale, détachée de ces considérations bassement concrètes.) On peut se demander les réactions que provoquerait la même expérience en Asie, dans des pays comme l’Inde, la Chine ou la Corée, possédant une musique classique, distincte de la musique populaire, ou ayant développé des musiques « contemplatives », « statiques », proches de la conception occidentale de la musique, et dont les courants expérimentaux de la musique contemporaine se rapprochent et s’inspirent. Et on peut se demander les réactions que provoquerait la même expérience chez nous, tout simplement.

On a affaire ici à un décalage en cascade. La musique expérimentale présentée par Bosetti est par avance décalée et marginale par rapport à la musique classique occidentale, qui est elle-même aujourd’hui décalée par rapport à la musique pop internationale, qui est décalée par rapport à la musique traditionnelle africaine… Les sujets de Bosetti écoutent donc de la musique, sans forcément considérer que c’est de la musique, et quelquefois sans que Bosetti ne leur ait dit qu’il considérait cela, lui, comme de la musique, ce qui brouille encore les réactions. Ils écoutent donc, et commentent. Souvent ils racontent, reconstruisant une histoire, appliquant une trame narrative à ce qu’ils entendent et se laissant emporter, quelquefois, par leurs propres récits. Souvent, ils expliquent la musique à Bosetti, comme s’il était venu leur demander la signification de celle-ci, et non leur avis. Ils affirment comprendre et expliquent la magie, les sorciers, etc. qu’ils ont entendus. « Oui, ce son, c’est une panthère. Elle vient d’entrer dans un village en feu. » Certains écourtent poliment l’expérience, d’autres sont intarissables. Les réactions sont fort différentes d’une région à l’autre, selon la fréquence des visites des blancs. Dans certains cas, Bosetti était le premier blanc à passer par le village depuis longtemps et le premier que voyaient les enfants. Quelquefois, comme en pays Dogon, les explications données, les interprétations offertes, prennent une tournure épique et deviennent ce qu’on appellerait ici des fariboles, des billevesées, des couillonnades. On se souviendra des controverses soulevées par les travaux de Marcel Griaule sur les Dogons. Marcel Griaule, ethnologue français a étudié les Dogons toute sa vie. Parti pour l’Afrique en 1931, il sera avec Michel Leiris, André Schaeffner et quelques autres ethnologues à la base de « l'ethnologie de terrain ». Au cours de ces expéditions, Griaule étudiera les Dogons sur lesquels il fera la grande majorité de ses recherches. En 1946, il entamera une série d’entretiens avec Ogotemmêli, un ancien chasseur devenu aveugle suite à un accident et ayant mis à profit l'inactivité due à son handicap pour approfondir ses connaissances traditionnelles. À partir de ces entretiens, il publiera plusieurs livres sur la cosmogonie dogon, après avoir, chose extrêmement exceptionnelle pour un blanc, été initié à la « parole claire », le savoir ésotérique dogon. Il sera l'un des rares ethnologues à bénéficier de funérailles traditionnelles africaines. Il se verra toutefois très critiqué par la suite pour avoir sous-estimé l'influence occidentale dans les connaissances astronomiques des Dogons. Un de ses détracteurs, Walter van Beek, prétendra que le « savoir » collecté par Griaule est en fait une pure création, issue du dialogue entre lui et ses « informateurs », et sans aucun lien avec la culture dogon. La plupart des Dogons interrogés plus tard par d’autres chercheurs nieront l’existence d’une quelconque cosmogonie dogon, de tout savoir occulte ou de toute société secrète. Van Beek avancera de manière assez convaincante que « les a priori positifs » (« courtesy bias ») des Dogons envers les « éminents représentants du pouvoir colonial », ainsi que Griaule devait apparaître à l’époque avec son casque, ses shorts et son style inflexible, les auraient poussés à approuver et confirmer tout ce qu’il espérait trouver. Par exemple, van Beek soulignera le fait qu’on ne trouve aucune trace du système tonal de la langue dogon dans ses recherches étymologiques, et qu’il n’a pas pu amadouer ses informateurs jusqu’à leur faire produire 24 noms différents pour un même scarabée sans s’apercevoir du degré d’inventivité mobilisé.  » Selon van Beek toujours, Griaule obéissait à un modèle culturel précolonial et angélique, qui l’empêcha de débusquer les éléments, idées, valeurs, techniques, etc. que la culture dogon avait empruntés à ses voisins, incorporant des éléments bibliques ou coraniques dans ses mythes ésotériques de Création. La culture dogon était pour lui restée en l’état, isolée, vierge de toute influence extérieure, pure… De son propre aveu, sans prendre les révélations qu’on lui faisait pour argent comptant, Griaule s’était rapidement pris au jeu, articulant avec Ogotemmêli une construction de plus en plus complexe mêlant symbolisme, mythologie et ésotérisme. Qu’elle fut jamais partagée par le reste de la population dogon est une autre histoire. Aujourd’hui, quand Alessandro Bosetti le visite, le pays Dogon est devenu la première région touristique du Mali et de l’Afrique de l’Ouest. Si cela constitue une source importante de revenus pour les villageois, cela ne va pas sans poser problème. Dans les villages touristiques, certains Dogons sont prêts à organiser des simulacres de cérémonies masquées en échange d’argent. Ainsi, par exemple, les touristes peuvent assister à des succédanés des danses dogons, quasi à heure fixe, en représentation. Alessandro Bosetti appelle Sangha, la ville où il a effectué ses enregistrements, et où vécut également Griaule, le « Club Med des anthropologues ». La ville est devenue, depuis la parution des recherches de Griaule, un rendez-vous pour les chercheurs, les anthropologues débutants et les amateurs d’ésotérisme. C’est dans cette région que Bosetti aura les réponses les plus échevelées, les plus imaginatives.

Alors, une fois encore, pourquoi l’Afrique ? Et pas Berlin ou l’Italie où Bosetti a vécu et où il pensait auparavant réaliser ce projet ? La musique expérimentale est après tout marginale ici aussi. Comme l’écrit Bosetti : « La scène de musique expérimentale en Occident, la prétendue « avant-garde », est vue comme une « minorité culturelle » et non comme « le plus haut point » de la civilisation » (p.51). Les réactions à son égard peuvent être également violentes en Europe, du célèbre « ma fille de 3 ans en fait autant » aux querelles de chapelle des « initiés », en passant par les accusations rageuses et diverses d’intellectualisme, de snobisme, de nombrilisme, etc. Mais en occident, cette musique possède un statut, quelquefois involontairement, à son corps défendant, et toujours indépendamment de sa popularité auprès du public. Ce qui a pour conséquence que certaines réactions peuvent être, et sont souvent, chez nous, teintées d’hypocrisie (ne pas avoir l’air plouc) ou être réactives/réactionnaires (tous des branleurs !), mais rarement neutres, comme dans le cas des « sujets » de Bosetti.

Une des personnes interrogées, une jeune femme nommée Edijo, montrera un enthousiasme étrange pour le projet de Bosetti : « votre travail est bon pour vous et pour vos esprits, et aussi pour moi. Je suis heureuse pour vous. Ce que vous faites est bien. Pour tout le monde ! » Bosetti reviendra sur cette rencontre et écrira : « Et si, toutefois, la musique n’était pas pour tout le monde ? Chaque musique possède son propre contexte. Et si la musique expérimentale ne fonctionne pas mieux chez nous, et bien, c’est notre problème… »

Benoît Deuxant

Cité par Andrew Apter in : « Griaule’s Legacy : Rethinking « la parole claire » », publié dans Dogon Studies

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