Compte Search Menu

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies permettant d’améliorer le contenu de notre site, la réalisation de statistiques de visites, le choix de vos préférences et/ou la gestion de votre compte utilisateur. En savoir plus

Accepter
Pointculture_cms | critique

SONATE PIANO 4,5,8,9 / POÈMES OP.32,69,71,72

publié le

Les disques que l’on retient sont souvent le fait de rencontres improbables, mais si bien assorties que l’on ne peut croire à une simple coïncidence. Pourquoi un jeune prodige russe choisit-il, pour son premier enregistrement, un compositeur aussi […]

 

 

Les disques que l’on retient sont souvent le fait de rencontres improbables, mais si bien assorties que l’on ne peut croire à une simple coïncidence. Pourquoi un jeune prodige russe choisit-il, pour son premier enregistrement, un compositeur aussi insaisissable que Scriabine ? Quelles affinités fécondes concilient sur un même clavier des caractères que tout oppose, l’époque, la vie et le parcours intellectuel ? La réponse, d’une simplicité désarmante, tient en un seul mot : la poésie.

 

1Si la valeur d’un homme se mesure à l’aune de ses diplômes et que sa précocité n’entraîne pas un déclin hâtif, Andrei Korobeinikov, pour étonner encore un public habitué de sa part à l’excellence, devra bientôt inventer de nouvelles voies pour exprimer ses multiples talents: des études de droit commencées à douze ans, une formation au Conservatoire couronnée d’honneurs, des concours musicaux remportés sans peine, la publication d’ouvrages de droit, et, dans l’intimité, l’écriture de poèmes. Ce pianiste russe n’a que vingt-deux ans aujourd’hui et très peu de points communs avec cet orphelin ombrageux, mais virtuose, qu’était Scriabine à son âge. C’était en 1892. Triomphant et partout célébré, invité à se produire en Europe, sa main se déchire en plein effort. Le diagnostic des médecins consultés ne laisse que peu d’espoir au jeune homme; le succès n’est jamais un refuge pour les êtres sensibles: il s’effondre. Son accident l’oriente de force vers la composition pour laquelle il éprouve pourtant quelques réticences. Fervent admirateur de Chopin, il lui arrive de s’endormir avec les partitions de son maître sous l’oreiller, croyant peut-être en une transmission subliminale nocturne, aussi mystérieuse, aussi irréelle en définitive que l’inspiration. C’est oublier que le génie tient à la faculté de se libérer de toute fascination. Ce moment adviendra plus tard. Entre-temps, sa main est guérie et la carrière de pianiste virtuose a cessé de l’intéresser, sinon pour l’interprétation de ses compositions personnelles.

Ce disque, alternant sonates et poèmes, donne un éclairage intéressant sur l’évolution artistique de Scriabine. Que ce soit sous forme de miniatures finement ciselées ou de pièces à l’architecture plus ample, poèmes et sonates reflètent un abandon progressif des influences admiratives (Chopin, Liszt, Debussy) et le reniement d’une rationalité tristement dépourvue de ferveur. La progression vers la modernité s’accompagne d’un brûlant enthousiasme pour les théories théosophiques en vogue à l’époque. L’occultisme peut devenir une source d’inspiration d’autant plus puissante que ses effets supposés dépassent de loin la reconnaissance publique qui, d’ailleurs, ne tarde pas à tarir. L’ésotérisme, qui comble un manque intérieur, crée le vide autour de soi. Mais Scriabine n’y prête pas grande attention, tant ses desseins l’éloignent de ses contemporains. Il tente, par exemple, de créer un clavier de lumières, conçu de sorte que chaque note jouée émette une couleur associée au son. Les synesthésies, que Baudelaire célébrait déjà dans ses sonnets, sont pour lui davantage qu’un phénomène rare, une étape vers l’œuvre totale. Avec son Prométhée ou le Poème du Feu, le compositeur effleure peut-être son idéal, mais une mort prématurée voue à l’inachèvement sa singulière ambition.

À présent, ce parcours de déraison dépend du toucher de Korobeinikov. Ce que le pianiste comprend de Scriabine se confond sans doute avec sa façon de ressentir la partition, et cela suffit. Le jeu romantique rond, doux, mélodieux de la sonate n°4 peut sans peine affronter les contrastes de la sonate suivante, ses climats excessifs, fureur et langueur, qui annoncent l’atonalité des années à venir. D’un seul mouvement, la sonate n’admet aucune interruption. Une pièce unique, fermée, exigeante, sans concession. L’imbrication de poèmes, plus courts, loin d’apporter quelque respiration, quelque apaisement dans l’atmosphère tendue du récital, renforce au contraire la sensation de discordance des sons qui se heurtent. Et poursuivant, c’est la fièvre encore, pour la sonate n°8, contre le calme glacé de la dernière, surnommée poème satanique, tant il est vrai que sa composition retorse, reflet de pensées obscures, en fait naître de semblables chez l’auditeur. Le pianiste épouse ces nuances sans difficulté. Peut-être possède-t-il l’inestimable capacité de séparer les choses, consacrant sa raison aux études juridiques, sa folie à la musique. Il se dit également poète; on le croit. La musique et la poésie sont parentes dans leur irréductibilité au langage. Quoi qu’on en dise, les poèmes les plus limpides sont aussi les plus pauvres, et il en va de même pour la musique : ce qui s’apprécie rapidement s’oublie aussitôt, sans laisser de trace. Les sonates de Scriabine réclament du temps et de l’attention pour inscrire un message qui ne se laisse pas littéralement décrypter, mais dont la présence dynamise les perceptions ultérieures.

 

Catherine De Poortere

 

Selec

Classé dans