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Pointculture_cms | critique

FILLE DU RER (LA)

publié le

Le corps est un faux-semblant : les entailles faites au couteau, les croix gammées badigeonnées sur la peau, les rougeurs, les meurtrissures renvoient à une autre réalité que celle qu’elles désignent historiquement. La parole égare elle aussi : mieux […]

En pratique, le film qui prétend énoncer une perversion aussi vitale du réel, sans effectivement la dénoncer, joue sur les deux tableaux et pose, entre le réel et la fiction, un miroir à double face. Entre la mise en scène « dans la vie » et la mise en scène du cinéma, entre le fait divers et sa représentation, l’analogie est flagrante. La Fille du RER concerne moins l’événement en tant que tel que le mécanisme fictionnel qu’il sous-tend.

rerLa transposition se trace à l’horizontale. Le scénario, quoique foisonnant, riche en personnages et en événements, ne creuse pas la matière en profondeur, il reste à la surface des êtres et des choses pour en relever les liens structurels.

L’histoire part donc d’un fait divers: durant l’été 2004 le RER devient le théâtre - sans spectateurs - d’une agression à caractère antisémite, les médias embrayent sur le scandale, quelques jours plus tard, la « victime » - une jeune femme - admet avoir tout inventé.

Le film décompose le fait divers puis surexpose sa trame sur base d’un réseaufamilial : d’un côté la jeune femme (Jeanne) et sa mère, de l’autre les Bleistein, famille juive présentée sur trois générations. Jeanne, théoriquement en quête de travail, s’adresse à l’avocat, patriarche de cette famille, ex-amoureux de sa mère. La première partie du film intitulée « les Circonstances », inscrit tous ces personnages dans une géographie mobile, métastable; chacun tend vers un équilibre qu’il compromet aussitôt. L’action se déroule dans des zones intermédiaires, entre le réel et le virtuel, la ville et la banlieue, le travail et l’oisiveté, entre le mouvement et l’immobilité. Jeanne prend chaque jour le RER pour Paris et là, au lieu de passer des interviews, elle fait du roller sur les quais. Remarquée, rattrapée dans sa molle dérive par Franck, elle se laisse séduire. Sportif à l’ambition floue, mais aussi dealer, Franck est arrêté et mis en prison alors même qu’une vie à deux commence à prendre forme. Lorsque finalement, Jeanne met en scène son agression, c’est en soi un non-événement, logiquement éludé. Le film enchaîne directement sur la seconde partie, « les Conséquences ».

La Shoah, vécue comme métaphore d’une souffrance individuelle, figure le détournement scandaleux d’un événement qui ne peut être conceptualisé. Cette dérive montre à quel point pour Jeanne, la Shoah est un mot vide de sens. Sa mythomanie ne manifeste pas un fantasme, mais une inconsistance : vide intérieur impossible à combler, dissimulé par un physique imposant (chevelure volumineuse, vêtements aux couleurs vives); silence masqué par l’omniprésence d’un appareillage sophistiqué (i-pod, ordinateur, radio, télévision). D’où la violence du déshabillage obligatoire au poste de police : sans accessoires, Jeanne n’est vraiment rien. Instruments et remèdes à son désarroi, ces appareils sont les modalités de sa désaffection. S’ils lui prêtent la consistance dont elle est dépourvue, ils déréalisent du même coup son environnement - et sa vie. Jeanne ne pense et ne ressent qu’au travers des médias. C’est d’ailleurs par internet qu’elle tombe véritablement amoureuse de Franck. Froide et méfiante dans la vraie vie, derrière l’écran, elle cède assez vite aux avances du garçon. D’une façon très moderne, technique, Jeanne est une femme sous influence. Par son emprise sur l’imagination, et la passivité intellectuelle qu’elle induit, la télévision efface les nuances, les limites entre le vrai et le faux, l’histoire et sa représentation. En regardant un documentaire sur la Shoah, Jeanne est touchée, l’image s’adresse à elle comme un appel à l’action, réveille un désir de participation, d’intégration, parce que, précisément, il s’agit d’un fait historique unidimensionnel, raboté, réduit à une image émouvante - une image presque générique. Paradoxalement, le passage à l’acte n’est pas ici l’expression d’un excès d’individualité, mais bien la conséquence d’un déficit. Étrangère à elle-même, Jeanne revêt, dans la frénésie de son inconscience, une cause qui n’est pas la sienne. Son comportement n’est pas exceptionnel, il reflète l’absurdité existentielle de sa génération. Franck, le fils Bleistein et son épouse lui font écho, chacun à leur manière. Que s’est-il passé ? Pourquoi cette misère affective ? Est-ce là le fruit de la vie utile, humainement bien remplie des parents - ou sa part d’ombre ? L’échec de la transmission reste ici une énigme. Tout au plus détermine-t-il la structure du film, son horizontalité désespérante.

Par un jeu de miroirs conséquent, La Fille du RER incorpore dans sa trame l’équivalence entre le réel et ses représentations. Les mises en scènes génèrent sans cesse de nouvelles mises en scènes qui, de loin en loin, forment un réseau sans destination.

Catherine De Poortere

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