BIRD HEAD SON
Le courage des oiseaux
D’Anthony Joseph, il y aurait beaucoup à dire, tant sa sphère d’activité semble étendue. Et c’est sans doute sous l’action de la sagesse qu’on lui prête que ce natif de Trinidad a appris d’instinct à différencier le verbiage de la parole. « Bird Head Son » n’est que le second disque d’un artiste complet de 43 ans !
Mais isoler la part du musicien d’une entreprise artistique et humaine qui relie dans un joyeux et miraculeux syncrétisme la parole vive d’une poésie faite action (spoken word), le flux épique d’une littérature vibrante (il est l’auteur d’un roman d’afro science-fiction non traduit en français à ce jour) au souffle continu d’une musique forcément multipolaire (jazz, funk, soul, rock…), n’aurait que bien peu de sens. Et ramenée à une forme mathématique, la singulière démarche d’Anthony prendrait l’aspect d’une double boucle de rétroaction, forcément intriquée mais se déployant dans deux plans (de réalité) bien distincts. L’une, suivrait la courbe en pointillés de l’autobiographique retour à soi, partant du cadre de son enfance – Trinidad et sa banlieue en Mer des Caraïbes – pour tendre vers la terre de l’exil (Londres) qui est aussi celle de son essor artistique, et flirter en catimini avec l’esquisse d’un mouvement de retour au pays, plus fantasmé qu’effectivement envisagé. L’autre, strictement rapportée à ses activités de mélomane touche-à-tout, accuserait la forme bâtarde d’un fil rouge en alliage de synthèse qui, par-delà ses qualités fédératrices en indiquerait le sens et donnerait le but vers lequel tendre : l’édification d’un territoire – Eden ? – qui serait un lieu de convergence culturel et de réconciliation pour tous les enfants de la diaspora africaine.
Bien loin des classiques litanies de rédemption à l’américaine, « Bird Head Son » (littéralement « Fils de Tête d’Oiseau ») - le sobriquet qu’il reçut enfant en regard d’un corps aux proportions très inconfortables – est un avant tout disque somme, un album de retrouvailles avec les membres d’une famille au sens africain (élargie) du terme et qu’il ne cesse de se découvrir.
Elevé avec ses frères et sœurs à Trinidad sous l’égide d’un grand-père strict, suppléant à l’absence d’un père pasteur qui s’est très tôt fait la belle pour revenir au nid totalement dépité quelques années plus tard (narré sur le long et jazzy « Conductors of his Mystery »), le jeune Anthony Joseph a très rapidement su se saisir des mots et jeter les bases d’un système lexical suffisamment élastique pour supporter toutes les contorsions musicales à venir, et où les métaphores abondent parfois aux limites du saugrenu. Son irréfragable goût pour le verbe parlé le poursuivra à son arrivée sur le sol anglais et après une courte période d’appartenance à l’aube des années 90 à une scène black rock qui révèlera Skunk Anansie, l’homme met le cap sur ce qui apparaît bien comme de la poésie sonore hantée. Des rythmes d’inspiration caraïbes (basse, djembé, sax) mêlant ferveur quasi religieuse et martèlements vaudous s’accrochent et établissent des îlots structurés entre des torrents de paroles qu’Anthony semble habiter jusqu’à la plus infime inflexion. Un flot que ni l’écriture de poésies, nouvelles et enfin un livre ne paraît en mesure d’endiguer tandis que son dispositif scénique s’étoffe au point de muer en une véritable entité (sept permanents + musiciens de passage) avec laquelle il enregistre une première plaque en 2007 : « Leggo De Lion ».
« Bird Head Son » (2009) est plus que jamais le travail d’un véritable groupe même si les thèmes des chansons et les textes sont signés de sa seule plume. Anthony puise à foison dans la tumultueuse première partie de son existence mais garde une distance opportune dans sa confrontation au réel pour s’autoriser quelques lumineux détours sur le terreau fertile de l’imaginaire et du mythe. De même, on se gardera bien de parler d’exercices de style(s) – et ce même si brillamment exécutés avec l’énergie au ventre – pour évoquer ces étonnantes variations musicales sur des thèmes connus qui relèvent davantage de l’art délicat de la réinvention sous influence – comprenez…vaudou !
En introduction « Véro » dresse le portrait d’une légende locale, une sorcière surnommée « la diablesse » mais exerce sa magie via un grand numéro de spoken-word cuivré et funky, piqué de la guitare de son frère Keziah Jones. « His Hands » revient sur ce père très tôt absent et auquel il rattache le souvenir de ses mains de pasteur agité sous la voûte enfumée d’un jazz évanescent. Sur « Dream on Corbeau Mountain », il convoque le spectre de sa mère (qu’il a perdu enfant) par la grâce du trombone maléfique de Joe Bowie (Defunkt), et dans le souple esquif qui remonte les eaux apparemment calmes de la « River of Masks », notre gourou réussit à faire cohabiter les âmes fortes des Last Poets, d’Albert Ayler et de Sun Râ sans déchaîner d’orages cosmiques. La sagesse du sorcier.
Yannick Hustache