EATS DARKNESS
La grande famille
Objet musical non identifié, The Happiness Project est un formidable concept-album né d’entretiens que Charles Spearin, membre fondateur de Do Make Say Think et K.C. Accidental, et collaborateur régulier de Broken Social Scene, a mené avec ses voisins de la banlieue de Toronto.
Au départ d’interviews éparses au sujet du bonheur (d’où le titre de l’album), ce musicien complet (guitare, basse, cor, piano, etc.) a réalisé un véritable travail d’orfèvre autour de passages présentant un intérêt à la fois sémantique et mélodique - le fond et la forme. Brouillant volontairement les pistes de la composition traditionnelle, Charles Spearin part de la musique des mots pour en faire des chansons: ici, ce sont les instruments qui s’adaptent au langage parlé pour en épouser les variations mélodiques et rythmiques, et non l’inverse.
Et contrairement à bon nombre d’artistes avant lui, Charles Spearin ne s’est pas contenté de poser une musique sur les paroles de ses interlocuteurs : leur parole est la musique !
Entouré de musiciens aussi ouverts que talentueux (dont la violoniste Julie Penner et le multi-instrumentiste Ohad Benchetrit, deux habitués du label Arts&Crafts), Charles Spearin a composé pour chacun de ses sept intervenants un écrin de toute beauté, sublimant leurs discours sans les dénaturer, même lorsqu’il isole l’un ou l’autre passage pour le faire tourner en boucle. Qu’ils soient profonds ou légers, les différents témoignages sont traités avec le même sérieux et le même souci du travail bien fait, l’instrumentation épousant avec grâce et une incroyable fluidité le flot des paroles.
Ainsi, la jeune Vittoria parle de la fin de l’école au beau milieu d’un big band, tandis qu’Ondine, la fillette du musicien, réclame son beurre d’amande, enveloppée par une harpe, des cordes et un piano qui ne sont pas sans rappeler Le Carnaval des Animaux de Camille Saint-Saëns. Pour les longs monologues de Vanessa, sourde de naissance qui explique avec une franchise déconcertante en quoi les implants auditifs ont changé sa conception du monde, et Mr. Gowrie, qui a grandi dans une fratrie de quatorze enfants, Charles Spearin privilégie les arrangements discrets, cédant la place aux silences lorsque le discours semble se suffire à lui-même.
Ni vraiment jazz, ni vraiment rock, « The Happiness Project » est avant tout un admirable fourre-tout musical et un hommage à la langue unique en son genre, bien que Charles Spearin ne soit pas pionnier en la matière : en 1989, un autre Canadien, le Québécois René Lussier, s'était déjà penché sur la musique du langage parlé. Le Trésor de la Langue met en exergue le parler et l’accent québécois à travers des petites phrases piochées au hasard du quotidien et de différents documents d’archives. Arrangés par Lussier en compagnie de Jean Derome et Fred Frith, les treize morceaux de cet album se concentrent néanmoins davantage sur les rythmes et mélodies que sur la signification des mots, quelquefois repris en chœurs par des chanteurs.
Si les parallèles avec « The Happiness Project » sont manifestes dans la forme, Charles Spearin va bien plus loin que son collègue francophone, gardant intacte la parole dans son fond. Non content de faire preuve d’un profond respect et d’une attention sincère pour ses intervenants (qui donnent leurs noms aux différents titres), il transcende leurs discours pour en faire quelque chose d’absolument unique, expérimental et néanmoins étonnamment accessible, offrant au label Arts&Crafts un album (un de plus !) débordant d’humanité.
Empruntant son nom à un mouvement artistique de l’époque victorienne, la maison de disques indépendante de Toronto regorge d’artistes de talent et a ceci de particulier que la moitié de tous ses bénéfices revient aux musiciens. Créée à l’initiative du groupe Broken Social Scene et d'un ancien chargé de promotion chez Virgin, Jeff Remedios, Arts&Crafts a toujours privilégié la qualité à la quantité, ce qui, en notre ère consumériste, est assez rare pour être souligné.
Méthode payante, puisque non content d’avoir sorti des albums de Feist, The Dears ou encore Phoenix (pour le Canada uniquement), le label a également ouvert des branches en Europe (en partenariat avec City Slang) et au Mexique, permettant aux artistes maison de se faire connaître en dehors des frontières canadiennes.
Au départ de la « famille » Broken Social Scene (où l’on retrouve aussi bien Charles Spearin que Amy Millan ou Emily Haines, respectivement chanteuses des Stars et de Metric, ainsi que ses membres fondateurs Brendan Canning et Kevin Drew), le catalogue s’est peu à peu étendu jusqu’à devenir un incontournable de l’indie rock nord-américain.
Catalogue au sein duquel « The Happiness Project » mérite une place de choix !
Parmi les autres sorties récentes, on notera également Eats Darkness de Apostle of Hustle, groupe à géométrie variable autour d’Andrew Whiteman, guitariste (entre autres) de Broken Social Scene. Délaissant le rock légèrement latino de ses prédécesseurs,« Folkloric Feel »(2004) et « National Anthem of Nowhere » (2007), cet album regorge de chansons toutes plus irrésistibles les unes que les autres.
En treize plages, Eats Darkness emmène l’auditeur où il s’y attend le moins, passant du rock carré et sautillant (« Easy Speaks », « How To Defeat A More Powerful Enemy ») au dub paresseux (« Perfect Fit ») via la pop épique (« Whistle in the Fog »), des interludes délicieusement décalés («Sign», «Nobody Bought It») et un instrumental très cinématographique (« Eats Darkness »), sans oublier l’improbable tube « Soul Unwind », véritable tour de force s’articulant autour de ces deux petits mots.
Alternant les styles avec brio, Apostle of Hustle signe avec cet opus un album exemplaire à plus d’un titre, digérant à peu près tout ce que la musique pop nous a apporté de mieux au cours de ces dernières années. Et tant pis s’il ne tient pas les promesses de son titre: si les ténèbres ressemblent de près ou de loin à ce lumineux album, j’en reprendrai bien un peu !
Catherine Thieron