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Pointculture_cms | critique

FRÈRE ANIMAL [ROMAN MUSICAL]

publié le

Venus de mondes souvent appelés, au mieux, à s'ignorer ou à se tolérer, au pire, à ne pas se comprendre ou à se mépriser (la poésie expérimentale, le rock et les musiques improvisées engagées d'un côté, pour Le Journaliste; la littérature et la […]

 

Venus de mondes souvent appelés, au mieux, à s'ignorer ou à se tolérer, au pire, à ne pas se comprendre ou à se mépriser (la poésie expérimentale, le rock et les musiques improvisées engagées d'un côté, pour Le Journaliste; la littérature et la chanson française de l'autre côté, pour Frère animal), les disques de ces deux paires de compères proposent cependant, «sans l'air d'y toucher», comme en pointillés, deux encéphalographies, parfois proches et sûrement complémentaires, de l'état sociopolitique actuel de la France - donc, par extension et légères approximations, des autres sociétés capitalistes occidentales où nous (sur)vivons. Deux manières différentes d'agencer une écriture, des intonations de voix et des accompagnements musicaux… «Des textes + des voix + des musiques… Comme la chanson française ou la pop, alors?» ose le lecteur attentif… Oui, un peu. Mais plus que ça! Aussi comme d'autres choses - comme deux formes mutantes qui ne portent pas encore vraiment de noms, même si Cathrine et Marchet sous-titrent leur projet «roman musical» - qui, à partir des mêmes ingrédients, en changent les proportions et les cuisinent différemment. Deux manières plus littéraires d'écrire des textes (bye bye couplets / refrains) et deux façons moins «chantonnantes» de leur donner voix (assumer le parlé, lui faire côtoyer le chanté; oser des dictions franches: monocordes pour Anne-James Chaton ou plus expressives, plus «jouées», pour Florent Cathrine et Arnaud Marchet…).

En tant que sorte de slammeur post-perecquien - obsédé par la collecte, l'archivage et l'art de la liste - le poète sonore montpelliérain Anne-James Chaton fait, depuis dix ans au moins (cf. l'album Événements 99) parler les moins nobles des lointains rejetons de l'invention de Gutenberg: tickets de caisse, reçus, titres de transport et tous ces autres petits papiers imprimés, bourrés de chiffres, de codes, de données - commerciales ou administratives - qu'on ne lit pas mais qui - eux - nous lisent et nous analysent. Collectées, copiées/collées, enchâssées bout à bout, ces informations énigmatiques (dans les langages alphanumériques des bases de données et de l'informatique, elles ont une «grammaire» propre qui souvent nous échappe) sont ensuite, sur scène ou sur disque, déclamées au rythme de notre époque (vite, donc) par la voix mécanique de leur collecteur, accompagnée selon les cas par des boucles de sa propre facture, les beats hachés de l'electronica d'Alva Noto ou - comme ici - par les subtiles pulsations résonnantes de la guitare électrique d'Andy Moor (Dog Faced Hermans, Kletka Red, The Ex, collaborations avec John Butcher et Thomas Lehn, DJ Rupture ou Mia Clarke, ex-guitariste d'Electrelane). Commençant pour la plage titre par «faire les poches» et fouiller le portefeuille d'un Journaliste, Chaton et Moor feuillettent ensuite, de rubrique en rubrique, les pages d'un album-concept consacré au monde de la presse et de l'information.
Ainsi, Dans le monde liste, dans un faux anonymat (leurs noms ne sont jamais prononcés mais on entend souvent très bien de qui il s'agit), une série d'acteurs de l'actualité: «Dans le monde, il y a une sénatrice, un rival, un époux, un ancien président, des démocrates texans, un reporter, des patrons de la métallurgie, des leaders islamistes, un bouc émissaire…». Dans Newspaper, à travers de vrais exemples, ils interrogent ce qu'il reste de la très particulière poésie racoleuse des titres («La Tradition de la trahison», «Baroud à Beyrouth», «Les Basques tirent leur langue»… ) une fois que le temps est passé, que le soufflé de l'actualité est retombé et qu'on les enfile comme des perles, détachées des articles qu'ils étaient à l'origine censés faire lire… Frequencies est un faux instrumental, Scoop fait progressivement affleurer une citation prémonitoire de Marx («La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s'annonce comme une immense accumulation de marchandises» - «Le Capital», 1867) et Vous êtes riches personnifie une série de firmes cotées en Bourse en leur dressant un bilan de santé financière et en s'adressant à elles comme si elles étaient des personnes («Si vous êtes Adecco vous êtes beaucoup beaucoup moins riche / Si vous êtes Air France vous êtes beaucoup beaucoup plus riche / Si vous êtes Air Liquide vous êtes beaucoup beaucoup moins riche (…)»). Mais c'est le quasi «mendelsonien» Portrait qui me touche le plus. Commençant sans guitare, en pur spoken word, sans rien changer à sa diction, par l'effet conjugué de la densification des notes de guitare et du rythme propre des répétitions textuelles, le morceau part flirter avec la chanson. Narration documentaire fragmentée à la troisième personne du singulier («Il est rue Paré. Il est au 1. Il est assuré. Il fait attention. Il est français. Il conduit. Il est en Europe. Il est à la Macif. Il a une Mazda. Il est à Le Bignon. Il est à Niort. Il parle à Manuel. Il est à Auchan. Il profite de la vie. Il est à la station-service. Il est chez Petrovex. (…)»), le texte comme la plupart des autres de l'album pose l'ambiguïté entre la soi-disant singularité de l'individu et la banalité répétée de nos existences. Dans la chanson, il est quasi impossible de savoir s'il s'agit d'une galerie de personnes différentes éparpillées géographiquement ou l'itinéraire au cours du temps d'un seul et unique sujet qui voyagerait pas mal. Nous sommes un (nous sommes en tout cas persuadés de l'être) et, en même temps, nous sommes des centaines, des millions, coulés dans un certain nombre de moules, aussi interchangeables de Marseille à Mulhouse que le mobilier urbain et que les marques et enseignes identiques qu'on y retrouve et qui uniformisent l'espace.
Les marques et le territoire, il en est aussi question sous un autre angle dans Frère animal de l'écrivain Arnaud Cathrine et du chanteur Florent Marchet. Selon le point de vue assumé d'une fiction polyphonique (un spectacle chanté proche, par moments, de l'univers de Demy et Legrand), secondés par quelques voix complices dont celles de Valérie Leulliot (Autour de Lucie) et Erik Arnaud, il font vivre en dix-neuf morceaux la relation trouble et quasi incestueuse entre une petite ville de province et la seule entreprise qui la fait «vivre» («Nos vies sont soudées à la sienne, comme la tique à sa jument prospère»). L'entreprise imaginée («Vous êtes bien chez SINOC, Société industrielle nautique d'objets culbutto: pour quand ça tangue, quand ça remue. (…) Pour votre plaisir nous réinventons votre plaisance. (…) Filiale du groupe Nautilus, nous sommes présents aux Amériques, aux Émirats et même aux îles Cobra») fait dans le gadget de luxe en plastique. Une écoute trop rapide de ce livre-CD pourrait faire croire à l'auditeur inattentif ou de mauvaise foi à une contamination de ce côté lisse et un peu toc du sujet (les objets en plastique) au mode d'expression (un style et un ton assez délicat) de Cathrine et Marchet. Heureusement, il n'en est rien et sous ses dehors souvent pop et policés, Frère animal se révèle beaucoup plus riche, complexe et osé qu'il n'y paraît. La fiction est documentée et ancrée dans le réel et puis, en abordant à la fois la CINOC comme un organisme vivant («la Mère nourricière») et les destins de quelques-uns de ses six cents «enfants» (deux frères, leur père, l'amie de l'un des deux fils), ils n'évoquent pas juste le monde de l'entreprise - son pater- ou maternalisme, la gestion des « ressources humaines »… - mais aussi la question des choix de vie, l'inscription des individus dans un territoire, les lieux qui plombent les existences, les fuites qui libèrent… Tenir un discours politique ne passe pas toujours par des slogans et un porte-voix; des formes plus subtiles et surprenantes sont aussi possibles.

Philippe Delvosalle

 

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