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Pointculture_cms | critique

DRANCY AVENIR

publié le

Le commentaire de présentation se réfère à un procédé narratif traditionnel : « Une étudiante en histoire enquête sur la « Cité de la Muette » à Drancy; ancien camp de concentration pour les Juifs, près de Paris…». Mais le film ne propose aucune […]

 

Le commentaire de présentation se réfère à un procédé narratif traditionnel : « Une étudiante en histoire enquête sur la « Cité de la Muette » à Drancy; ancien camp de concentration pour les Juifs, près de Paris…». Mais le film ne propose aucune linéarité familière au spectateur. Il ne faut même pas  s’attendre à un processus « documentaire », mais accepter le principe d’un essai cinématographique, comme on parle « d’essais » en littérature. Il n’y a pas de reconstitution historique. Pas de photos d’archives, pas de témoins survivants. Il n’y a pas, de quelque manière que ce soit, reconstruction d’un sujet/objet historique pour le confier facilement à nos consciences. On ne plonge même pas vers un passé. Les images martèlent le quotidien, notre quotidien, on baigne en plein dans un passé-présent-futur à priori non dépaysant. L’extermination des juifs est d’emblée posée en principe actif définitivement inscrit dans notre culture, dans notre « profil ». Pour bien montrer qu’il s’agit de culture, une des premières scènes du film montre un extrait d’un grand classique théâtral, retour sur le personnage éternel du Juif. Drancy n’est pas un monument historique sanctuarisé mais un bâtiment vivant avec un avant, un pendant et un après. Drancy est là, rayonne, complexe. Comme l’inhumanité que l’on sait dorénavant logée dans l’ADN de notre civilisation, cachée, en veilleuse, ou en expansion maligne, libérée, ravageuse. Mais le film commence avec un exercice puissant de mémoire, concis, foudroyant de lucidité, préparation à la transmission. Une fenêtre ouverte - celle d’une chambre, d’un asile, d’une cellule ? – sur un jardin, et une voix qui essaie de saisir l’innommable, de dire ce que c’était de vivre l’insupportable. Et cette incommensurable infamie semble proche, nous concerner tous, comme si le spectateur découvrait sur l’écran quelqu’un en train de monologuer à son propos. Ensuite, cette voix se ramifie, s’égare, se reprend, cherche à tisser le devoir de mémoire, par exemple en milieu scolaire, en partageant l’exercice de lecture à voix haute, en répondant aux questions incrédules. La difficulté de faire comprendre, de trouver les mots justes, de rendre l’horreur palpable, véridique malgré sa dynamique qui prend en défaut toutes les logiques. Le discours se diffracte, se cherche, se retourne sur lui-même, méditation abyssale, il n’y a pas de mots. La parole est primordiale dans cet essai cinématographique, mais elle est rarement directe. Elle est composée en grande partie de textes écrits : Benjamin, Antelme, Kafka, Duras… Le film se cherche aussi, le réalisateur essaie. Il y aura des tentatives d’amorcer une narration plus classique, avec un personnage clef, des anecdotes. Fausse piste. Mais ça donne, entre autres, de magnifiques images d’exercice de chant. Comment chanter après l’horreur absolue ? Comme discipline qui participe d’une mémoire, d’un maintien de la dignité, montrer que la sensibilité n’est pas abattue. Les images, à la recherche des sources du mal, s’engagent au long d’un fleuve, comme on cherche ses souvenirs. Et rencontrent des extraits de Joseph Conrad, « Cœur des ténèbres », roman qui plonge dans l’horreur impérialiste coloniale, avec sa conviction de pouvoir exploiter une sous-race au nom d’une grande Europe… Il y a une véritable généalogie de l’horreur.

Le film, réalisé par un jeune et un non-juif, démontre qu’il n’est pas indispensable de cultiver les commémorations fétichistes instrumentalisant l’horreur dans ses clichés et qu’il n’y a aucune raison de craindre la disparition physique du dernier témoin vivant. À condition de prendre d’autres dispositions : il faut reprendre chaque fois la confrontation au début, de façon vierge, comme une expérience pleine et entière, en fréquentant les textes qui décrivent, analysent, sondent… Découvrir « ça » en soi, bien rangé dans son héritage, dans la mémoire collective. Et  partir de ces exercices de lecture, apprendre à voir le présent autrement, les choses autour de nous n’ont rien oublié. Drancy est un HLM, mais est toujours un camp de concentration et de torture. Pas allemand mais français. L’aiguillage où passaient tous les trains aux wagons entassés de prisonniers dédiés à Dachau, est au même endroit, les trains y passent toujours, ils entretiennent la même musique que celle engendrée par les trains de la mort, mouvement perpétuel…  Prendre conscience que rien ne passe : on est toujours ressassé par l’Histoire, fabriqué par elle, et on la malaxe, on la retourne, on la fouille, il n’est pas question d’interrompre la trituration. C’est un chapelet sans fin. Le parti pris de catapulter les uns contre les autres, images du présent et textes (parfois ardus, disons plutôt puissants) sur cette question de l’horreur centrale de la Shoah, me fait penser à ce dispositif beckettien qui n’en finit pas avec ce que le temps charrie d’indigeste. Ce serait par là que se situerait le « devoir de mémoire ». Beckett, le narrateur de L’innommable: « … pourquoi le temps ne passe pas, ne vous laisse pas, pourquoi il vient s’entasser autour de vous, instant par instant, de tous les côtés, de plus en plus haut, de plus en plus épais, votre temps à vous, celui des autres, celui des vieux morts et des morts à naître, pourquoi il vient vous enterrer à compte-gouttes ni mort ni vivant, sans mémoire de rien, sans espoir de rien, sans connaissance de rien, sans histoire ni avenir, enseveli sous les secondes, racontant n’importe quoi, la bouche pleine de sable… ».

 

Pierre Hemptinne

 

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