CONCERTO VIOLON [+ SIBELIUS]
L’œuvre enregistrée de la violoniste Hilary Hahn se fonde sur une intéressante métonymie : le dialogue entre l’orchestre et l’instrument s’étend à celui qui se noue entre les deux concertos. L’association oriente l’écoute, met en évidence une coloration parfois indétectée, crée des affinités, encourage une légère osmose - la musique, immergée dans un contexte subjectif, renaît forcément sous un jour nouveau. Après avoir réuni Mendelssohn et Chostakovitch, Brahms et Stravinsky, Barber et Meyer, Paganini et Spohr, la jeune Américaine, née en 1980, convoque Schoenberg et Sibelius et les joue dans le désordre. Le maître de la musique sérielle précède un romantique tardif; un concerto techniquement tortueux trouve son alter ego dans un morceau émotionnellement torturé.
En 1936, trois ans après son exil aux États-Unis, Schoenberg compose un concerto si complexe que son premier exécutant, le désigné Jascha Heifetz, soucieux de préserver sa réputation, se rétracte prestement. Selon lui, le concerto exigerait du violoniste rien moins qu’un doigt supplémentaire. Quelques années plus tard, sans sixième doigt mais avec une plus grande audace, Louis Krasner livre une première interprétation, éblouissante, mais dont l’âpreté renforce dangereusement celle du compositeur. Plus intellectuelle, la version de Pierre Amoyal, accompagné de Boulez, vient ici encore appuyer un trait de caractère trop souvent reproché à Schoenberg. La lecture d’Hilary Hahn, techniquement irréprochable et beaucoup plus sensuelle, offre enfin à cette pièce son équilibre. La discrétion de l’orchestre, d’esprit chambriste, pose une atmosphère intime, suffisamment dynamique et incisive pour évacuer toute confidence; elle favorise une écoute rapprochée, attentive à la texture du son. C’est en cela que la violoniste se démarque de ses prédécesseurs: son jeu précise l’architecture, la symétrie; il met en évidence une ligne claire, bien dessinée, qu’elle sillonne sensiblement jusqu’à la chair de chaque note.
Suivant ce fil, la rencontre avec Sibelius se produit naturellement. Car, si elle accentue la souplesse de Schoenberg, la primauté de la matière sur la forme, avec Sibelius, elle se livre spontanément au jeu inverse. Ce compositeur finlandais, dépressif et alcoolique, sous une apparence trompeuse de romantisme, propose une perversion discrète des formes classiques; dans son œuvre, les métamorphoses harmoniques prennent le relais narratif de la mélodie. Aussi pourrait-on qualifier l’exécution de sèche, si cette dédramatisation ne venait précisément renforcer les qualités compositionnelle de cette pièce, écrite en 1905. L’orchestre, plus massif que chez Schoenberg, s’efface pourtant lorsque le violon s’emporte - la reprise est d’autant plus intense! Nulle langueur: le ton du disque en est à l’opposé. Et le dernier mouvement l’atteste, danse macabre pour le compositeur, mais danse surtout, clôturant l’œuvre par trois martèlements décisifs.
Finalement, c’est la violoniste elle-même qui parle le mieux de son travail. Le livret, rédigé par ses soins, raconte la genèse des deux concertos dans son parcours personnel. L’anecdote n’est pas loin de toucher à l’essentiel lorsqu’elle confie que c’est seulement par l’interprétation qu’elle s’est mise à aimer le concerto de Sibelius. Cette idée de l’importance de la recréation individuelle, de l’appropriation de l’œuvre et du temps nécessaire à toute connaissance, Hilary Hahn en offre une image inspirante.
Catherine De Poortere