Ateliers urbains #19 - Stalingrad, avec ou sans nous ?
Sommaire
La question formulée dans le titre de ce 19e opus des Ateliers urbains pourrait résumer toutes celles que les personnes habitant, commerçant ou fréquentant régulièrement l’avenue de Stalingrad et ses alentours pourraient se poser : aujourd’hui, sont-elles réellement prises en compte et entendues dans la co-construction du projet de réaménagement du quartier (citoyen·ne·s /STIB/Ville de Bruxelles) ? Et demain, seront-elles encore désirées dans un « futur Stalingrad », une fois que le projet de réaménagement des lieux sera achevé ?
Toutes et tous – locataires, propriétaires, commerçant·e·s et client·e·s fidèles – craignent une gentrification du quartier comme cela a souvent été le cas à Bruxelles lorsque des projets pharaoniques étaient à l’œuvre.
S’il ne peut répondre aux questionnements ou aux inquiétudes sur le devenir du quartier (le chantier n’a fait que commencer et devrait durer cinq ans, d’après les estimations), cet Atelier urbain soulève des questions plus larges sur la place concédée aux citoyen·ne·s dans une ville comme Bruxelles, tellement malmenée par des promoteurs immobiliers visant la spéculation plutôt que le mieux-vivre ensemble ou par des politiques urbanistiques quelquefois « hasardeuses » (en fonction des aspirations politiques et/ou personnelles). D’autant qu’une fois certains grands projets désastreux achevés et d’énormes sommes d’argent englouties (et payées par la communauté), il semble compliqué de retrouver les vrais responsables, peu accessibles ou mal identifiés, pour leur demander des comptes.
Une longue histoire moderne...
En vue d’inscrire leur film dans un contexte plus large que l’immédiat et le constat, le collectif de cinéastes mêle à la fois témoignages de riverains (comme une enquête journalistique), petites interventions sous forme de micro-trottoir (l’inauguration du projet leur donne l’opportunité d’interroger quelques acteurs clés) et images d’archives. Celles-ci permettent de replacer ce projet urbanistique dans un continuum historique qui remonte à plusieurs décennies (années 1950 et 1960), lorsque des ingénieurs « tout-puissants » (ainsi que des promoteurs) ont façonné Bruxelles : destruction de quartiers entiers et déplacements de populations, construction d’immeubles « modernes » et tracés d’autoroutes urbaines, etc. Nous en payons encore aujourd’hui les conséquences.
Une archive de 1969, dans laquelle une journaliste s’affirme face à un ingénieur, permet de montrer l’une des origines de ce chantier :
Journaliste : Alors, ce métro à Bruxelles, c’est pour quand ?
Ingénieur : Théoriquement, les travaux préparatoires doivent commencer à la fin de cette année-ci.
Journaliste : Oui... mais vous ne m’avez pas répondu ? Vous ne m’avez pas dit quand nous aurions un métro ?
Ingénieur : Hé bien, alors, dois-je être entièrement sincère ?
Journaliste : Ben, oui…
Ingénieur : Alors je réponds tout de suite à une critique qui viendra… Nous n’aurons pas tout de suite le véritable métro.
Journaliste : Ah... on a parlé de semi-métro.
Ingénieur : C’est exact, oui, et même en disant semi-métro, on a peut-être un petit peu exagéré aussi, parce qu’en réalité, ce sera momentanément un tramway souterrain.
Ces grands travaux de réaménagement visaient surtout à libérer de l’espace en surface pour mieux faire circuler la voiture-reine… et plus de cinquante plus tard, le tram circule toujours dans les tunnels. Les choix stratégiques pour ce projet urbanistique dépendent de la STIB, de choix politiques et des possibilités financières de la Région de Bruxelles-Capitale…
Quelle intégration dans le projet ?
Le sentiment partagé des personnes vivant à Stalingrad est celui de ne plus être désirables, entre le piétonnier du centre-ville qui s’étend, le énième réaménagement du quartier Midi et l’engagement des travaux pharaoniques du métro. Entre le projet de la STIB (Société des transports intercommunaux de Bruxelles) et celui de la Ville de Bruxelles, seront-elles encore intégrées pour un futur meilleur et commun ?
Toutes et tous sont convaincu·e·s d’être mis·es devant le fait accompli. Toute alternative, remise en question ou forme de résistance semblent vaines. Pascal Smet, ancien ministre bruxellois de la mobilité, s’exprime sur ce fait :
« J’ai fait en sorte qu’il est là (le projet). À la fin de la législature précédente, on avait décidé de rendre tout irréversible. On a prévu de l’argent, on a signé les contrats, délivré les permis (…). Et pour éviter que celles et ceux qui étaient contre le métro bloquent tout le dossier – parce que c’est typiquement bruxellois : on veut quelque chose et ça prend vingt ans pour le réaliser – j’ai voulu que ça avance (…) et on a fait en sorte que c’était irréversible. On a fait tous les plans ; le suivi, négocier avec le quartier, ce qui n’était pas facile parce que les gens étaient hostiles. Il y avait des personnes qui en allumaient d’autres… Mais j’ai quand même rencontré une jeune génération qui habite ici et qui a bien compris l’importance du métro. Il ne faut pas regarder qu’aujourd’hui, il faut regarder dans 10, 20, 30 ans et là le métro est absolument nécessaire. » — Pascal Smet, ancien ministre bruxellois de la mobilité
De fait, le politique a sans doute raison sur ce point précis. Bruxelles connaît malheureusement depuis longtemps une certaine forme de tolérance vis-à-vis de « l’éternel provisoire », dans les domaines du réaménagement ou de la rénovation : entre la validation d’un projet et sa concrétisation, plusieurs années de vie urbaine avec « aménagements » provisoires (qui ne contentent pratiquement personne) sont parfois nécessaires ; des chantiers de rénovation qui n’en finissent pas de durer font quelquefois partie intégrante du paysage (les fameux échafaudages du Palais de Justice de Bruxelles qui ont dû être rénovés ou remplacés !). Sans oublier, bien sûr, les coûts exponentiels que ces travaux sur une longue durée impliquent pour le collectif. Seulement, cette « désinvolture » vis-à-vis du suivi de projets immobiliers se retourne quelquefois « contre » des citoyen·ne·s ? L’impatience ne joue pas toujours en leur faveur.
« Il faut oser. À un certain moment, même, Il faut oser rendre les gens heureux contre leur volonté. Mais évidemment avec de bons projets. Pas avec de mauvais projets. » — Pascal Smet, ancien ministre bruxellois de la mobilité
Toutes et tous égaux ?
Les précautions que l’on prend vis-à-vis des habitant·e·s d’un quartier sont-elles les mêmes dans toutes les parties de la ville de Bruxelles ?
Au-delà des nuisances inhérentes à tout réaménagement, on peut légitimement s’interroger sur le fait que les quartiers qui sont éventrés sont souvent les plus populaires. Certes, il s’agit de quartier longtemps délaissés qui nécessitent de vrais changements pour un avenir meilleur. Mais surgit une autre question : est-il plus facile de réaménager ces quartiers plutôt que ceux qui recensent des populations plus aisées ?
Le quartier de Stalingrad est populaire, cosmopolite et directement lié aux vagues d’immigration.
« Les commerçants ont été moteur dans le développement territorial et économique de ce quartier, leur quartier. Les populations se recomposent en permanence à la faveur des nouveaux flux migratoires parce qu’il y a effectivement un rôle de solidarité que, peut-être, les pouvoirs publics n’assument pas vis-à-vis de certaines populations. » — Khadija Senhadji, sociologue
Quelle considération accorde-t-on à ces citoyennes et citoyens ? Pourquoi ne pas miser sur ce qui a germé ici ? En quoi cette culture-ci de l’espace public dérange la haute gouvernance de Bruxelles ? Telles sont les questions que pose le collectif de cinéastes.
Le débat reste ouvert, d’autant que cet Atelier urbain est présenté comme le premier d’une série de trois consacrés à la ligne de métro n°3 ; le second a pour cadre la place Liedts (Schaerbeek) et devrait bientôt voir le jour.
Cet article fait partie du dossier Sorties ciné et festivals.
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