Gorge Coeur Ventre de Maud Alpi
Quelques éléments d’intrigue viennent éclairer une
scène minimale qui, presque entièrement documentaire au départ, se vide et glisse peu à peu dans une dimension de rêverie. La nuit, sous un éclairage parcimonieux, les bêtes sont emmenées à l'abattoir. Il y a d’abord un chien qu’on prénomme Boston,
présence irrésolue (excitation, affolement), personnage intermédiaire entre les
espèces nobles et les espèces sacrifiées. Il accompagne Virgile, un jeune vagabond échoué là presque par hasard et disposé à fournir provisoirement un travail sans affect et sans préjugé. Armé d'un bâton (électrifié), il veille à ce que les animaux plient l'échine et avancent diligemment dans le labyrinthe de couloirs menant à la tuerie.
Devant l'opération de mise à mort qui hors-champ se déroule sans relâche, Boston et Virgile, le chien et l’homme, offrent en relai leur subjectivité énigmatique. Les vaches, les taureaux, les veaux, les cochons, les porcelets, les moutons et les agneaux qui défilent sous leur regard forment une procession de corps splendides et hagards cheminant ensemble vers un point de non retour dont l'horreur est seulement pressentie. Dans le cadre d’un film de fiction, ces individus mis au monde pour y transiter juste le temps nécessaire à la production de la viande figurent des personnages-limite ; leur mise à mort bien que dérobée à la vue du spectateur n’en est pas moins une réalité tangible. Faute de pouvoir les sauver, faute de pouvoir ne serait-ce que les nommer, toutefois, les secondes étant comptées, dans la nécessité absolue de les approcher malgré tout, la caméra leur accorde une attention supérieure, un regard de l’ordre de la caresse. Le secours interdit se mue en désolation.
L’abattoir produit quelque chose d’autre que de la viande, il produit la possibilité de dominations infinies. — Maud Alpi
Le film étant, dans son refus de porter un discours, quasi-muet,
l’espace prend la forme d’un malaise qui, longtemps après, insiste. L’espace,
c’est-à-dire un lieu déterminé (ici un abattoir), des êtres, des actions, ce
qui les lie et ce qui les sépare. Géométriser aide à comprendre, mais c’est aussi
un faux-semblant. L’espace qui se laisse traduire en quelques lignes par excès
de dépouillement n’est pas simple, pas libre, Virgile le découvrira, il est en réalité saturé d’affects
et lourd d’un inconscient primitif au sein duquel les odeurs et les bruits ont
valeur de symboles réveillant des paniques ancestrales, des spectres, des
fantasmes, des sentiments de honte et de culpabilité, tout un inconscient à la fois carnassier et coupable. Avec cette signifiante disproportion dans
le nombre entre les vivants et les morts, l’abattoir
répond à la définition d’un lieu sacré, un temple sans religion, devenu absurde dans la mesure où la viande n'est plus ce qui nourrit le monde mais bien au contraire ce qui l'épuise.
Du dernier plan qui éclot sur un jour post-apocalyptique (un bâtiment
déserté, des couloirs vides, une meute de chiens, une averse de neige
blanchissant la lumière, le temps qui visiblement s’écoule sans que rien
d’autre n’arrive), les commentateurs ont à juste titre souligné les affinités
avec le cinéma de Tarkovski. Une filiation d’autant plus évidente que le
questionnement (philosophique davantage que moral) autour duquel s’articule le
travail de la réalisatrice Maud Alpi, sans avoir a priori rien de commun avec celui auquel le cinéaste russe a
consacré son art, se manifeste par un même souci de vérité sensorielle dont
l’issue métaphysique découle sans qu'elle soit dite. On parle d’un cinéma qui pense par les sens, et moins que cela, qui
pense par la matière même, par l’air qui circule entre les personnes et les choses
filmées, qui tremble, respire avec elles. Cette qualité de regard conjuguée à la
fiction d’un abattoir qui, bien qu'en exercice, semble dépeuplé, enraye la parade d’un
dispositif qui compte sur l'effet de masse, le volume et
la vitesse pour désubjectiver les victimes, l’effacement de l’identité sensible
facilitant l’élimination physique.
Dès que l’homme prend un peu trop de place dans l’histoire, on a tendance à voir la bête en contre-champ comme une métaphore. C’est une habitude du regard. On a travaillé contre ça. — Maud Alpi
Filmer un abattoir, en mettant de côté toute intention documentaire directe mais sans non plus solliciter ouvertement la fiction, revient à scruter un mécanisme dans la conviction qu’un imaginaire va se révéler de l’attention extrême portée aux faits bruts. Quand on sait que d’un détail du quotidien peut naître une multitude d’inventions volontaires ou involontaires (principe à la base du fantastique, genre auquel Gorge Cœur Ventre n’est d’ailleurs pas étranger), que dire du potentiel fantasmatique que recèle le voisinage de la mort ? En guise de relai au travers de son film, nous l'avons dit, Maud Alpi suit un couple réel, Virgile et Boston. Virgile, un nom qui, pour nous guider dans les enfers, semble idéal. Ce nom, c’est pourtant celui de l’acteur, Virgile Hanrot, qui figure à l’image en compagnie de son propre chien. Jusque-là tout est vrai, le côté marginal désargenté du jeune homme vagabond, l’intensité de son rapport avec Boston, l’intervention de Maud Alpi s’est limitée à leur trouver une place dans un abattoir. S’il existait un scénario préalable au tournage, il a aussitôt été abandonné au profit d’un autre type de captation, à la fois plus sensible et plus risqué, consistant à laisser advenir. Risqué car immense est le désir de se faire entendre, de montrer à d’autres ce que l’on voit. Dans un contexte de société où la question animale fait débat de façon rarement apaisée, personne ne prétend que le cinéma soit un dispositif égalitaire au niveau de l’attention. Or ce film-ci ne demande qu’à être regardé comme un objet de cinéma. Les références que se donnent Maud Alpi vont toutes dans le sens d’une mise à l’épreuve par l’image d’un regard sur l’existence : La Ligne générale d’Eisenstein, The Misfits de John Huston, Au hasard Balthazar de Bresson, Salo de Pasolini, Le Quattro volte de Frammartino, Echos d’un sombre empire de Herzog, liste à laquelle il faut ajouter le travail photographique d’Anders Petersen.
Je suis allée à l’abattoir avec la volonté de voir quelles miettes subsisteraient de la bonté, de l’amour, entre les bêtes et aussi entre les hommes et les bêtes. Je voulais filmer cette contagion émotionnelle entre les bêtes et les hommes. C’était notre hypothèse de fiction. Ce qui m’a permis de ne pas lâcher cette hypothèse, et de rester poreuse, c’est que ce n’était pas que de la fiction. Ce que les bêtes échangent entre elles, ce que Boston a échangé avec elles, et leurs regards tournés vers nous, je l’ai reçu comme une injonction. — Maud Alpi
Ce dispositif vise donc tout autre chose qu'à faire état d'une hypothétique objectivité ou d'énoncer une vérité qui pourrait prévaloir sur le sujet litigieux des abattoirs. On est ici à égale distance de l’étude sociologique que du reportage factuel ou encore, du film militant tourné en caméra cachée. En termes techniques, Gorge Cœur Ventre a été tourné dans la zone sale, c’est-à-dire celle qui précède la viande et qui comprend le quai de déchargement, la bouverie et la tuerie (laissée hors-champ) jusqu’à l’endroit où le cadavre est dépouillé de sa peau, « dernière trace d’individualité ». La chaîne d’abattage ne figure donc pas intégralement, il y a des lacunes, voulues, réfléchies. Comme celle-ci par exemple, de montrer un espace dépeuplé, un chien, deux employés, des bêtes peu nombreuses – dépeuplement qui, d’une part, déréalise, et d’autre part réintroduit un peu de considération là où elle est de fait impossible. L’abattoir n’est pas un décor pas plus qu’il n’est un territoire neutre, c’est un espace qui impose sa propre mise en scène, conçu pour canaliser et soumettre. Convoquer un chien (avec son regard ambivalent), filmer des visages et au plus près de la peau des personnages, marcher, à pas lent, humains et non-humains côte-à-côte, sont autant de façons de s’ériger contre une machine consommatrice de beauté, de singularité, de vie et purement réglée pour détruire ; ce sont autant de façons de s’opposer par la beauté, par la singularité et par la vie à un sens commun qui admet qu’une telle opération de destruction soit possible et permise.
On ne regarde pas de la même façon quelqu’un qu’on mange et quelqu’un qu’on caresse, on ne regarde pas de la même façon quelqu’un qu’on s’approprie et quelqu’un qu’on désire voir libre. — Maud Alpi
Catherine De Poortere
Reprendre et tisser bout à bout les divers propos
tenus par la réalisatrice dans les entretiens parus au moment de la sortie du film (en 2017) aurait
pu constituer la seule matière d'un commentaire pertinent. Il n’y aurait eu de
mon avis pas grand-chose à rajouter et on peut considérer que ce texte n'est qu'une maladroite paraphrase de ce qui a été mieux dit précédemment par la cinéaste en personne. Les citations retenues dans ce texte sont
donc extraites des entretiens parus dans la revue
Ballast, de l’interview réalisée par Camille Brunel pour la revue
Débordements et de celle accordée à Pacôme Thiellement et publiée
dans le livret du dvd (à lire en ligne sur le site de Mezzanine
Films).
Crédits images : Mezzanine Films
La très belle édition dvd du film (édité chez Shellac) comprend également le moyen métrage Drakkar qui introduit en douceur la réflexion de Maud Alpi sur la marginalité mise en perspective avec la question animale.
Cet article fait partie du dossier Les véganes et l'antispécisme.
Dans le même dossier :