Des révoltes qui font date #70
1965 // Révolte contre la construction d'un barrage inondant les terres des Sénécas
Sommaire
Les terres inondées des Sénécas
Le 11 novembre 1794, le président américain George Washington signait le traité de Canandaigua avec le grand concile des Six Nations, composé de cinquante sachems et chefs de guerre de la Confédération iroquoise, incluant les peuples Cayuga, Mohawk, Onneiouts, Onondaga, Sénéca et Tuscarora. Cet accord établissait la paix entre les États-Unis et les Six Nations, et affirmait les droits territoriaux des Iroquois dans l’État de New York.
1965. L’État américain construit le barrage de Kinzua le long de la rivière Allegheny qui coule dans les États de New York et de Pennsylvanie. Le lac qui en résulte inonde les terres ancestrales des Sénécas, balayant le traité de 1794. Les origines de ce barrage remontent aux inondations de 1936 qui avaient causé de nombreux dégâts à Pittsburg. Dans la foulée, le Congrès américain avait signé des lois pour contrôler les crues (Flood Control Act) et avait autorisé la construction d’un barrage sur la rivière Allegheny, barrage qui produira également de l’électricité pour toute la région. Sa construction ne commencera qu’en 1960.
L’opposition était considérable, tout particulièrement auprès des Sénécas, qui verraient un tiers de leurs terres ancestrales inondées (40 km²), terres qui étaient utilisées pour l’agriculture et qui étaient habitées par plus de 600 familles. En 1961, Basil Williams, le président de la nation sénéca, envoyait une lettre au président John Fitzgerald Kennedy, mais celui-ci n’a pas tenu compte des demandes et a insisté sur le danger des inondations. Divers activistes et environnementalistes ont tenté de lutter contre sa construction, proposant des solutions alternatives, qui n’ont pas été retenues. Les leaders amérindiens ont travaillé de concert avec les quakers de Philadelphie, avec qui ils avaient établi des relations de longue date, et qui habitaient également cette région.
La relocalisation des Sénécas a entraîné un bouleversement dans la vie de la communauté. Beaucoup en effet vivaient encore selon les traditions, sans les commodités de la vie moderne, comme l’électricité. Les zones résidentielles où ils ont été délocalisés les ont catapultés précipitamment dans une vie très différente et beaucoup ont conservé une certaine amertume face à ces changements.
De plus, les autorités ont déplacé une autoroute sur les terres non-inondées de la réserve et ont exhumé les corps d’un cimetière ancestral pour les enterrer à un autre endroit. Plusieurs villages de la région ont été rayés de la carte, des villages habités par des Sénécas mais aussi par des Américains.
Les albums concept de Peter La Farge et Johnny Cash
En 1960, Peter La Farge compose le morceau « The Senecas (As Long as the Grass Shall Grow) » dans lequel il dénonce la nouvelle trahison que doivent subir les Indiens d’Amérique. Il l’enregistrera en 1963. Cet artiste s’inscrit dans la mouvance folk des années 1960 centrée autour de Greenwich Village à New York, dans la lignée de Pete Seeger, Bob Dylan, Ramblin’ Jack Elliott ou Dave Van Ronk. Sa carrière fut courte, il décède en 1965, probablement suite à une overdose de thorazine, un somnifère puissant qui lui avait été conseillé par son ami Johnny Cash. Dans ce laps de temps, il a sorti plusieurs albums sur le label Folkways, dont plusieurs disques s’intéressant à la condition des Amérindiens. Il a toujours déclaré être de descendance indienne (plus particulièrement de la tribu Narragansett de Nouvelle-Angleterre) mais il n’y a aucune preuve de cette filiation. Il s’est en tout cas toujours intéressé à la question par l’intermédiaire de son père anthropologue qui avait choisi ce sujet pour ses recherches. Peter La Farge est le porte-parole des Indiens, avec Buffy Sainte-Marie, mais sa lutte est rendue plus compliquée par la simultanéité de celle des Noirs américains pour les droits civiques, qui est beaucoup plus médiatisée. De plus, la musique traditionnelle amérindienne semble peu accessible aux oreilles occidentales, avec ses harmonies et chants étranges, et les artistes préfèrent se cantonner au folk ou au blues pour exprimer leurs revendications.
« The Senecas (As Long as the Grass Shall Grow) » apparaît sur l’album As Long as the Grass Shall Grow: Peter La Farge Sings of the Indians, qui sort en 1963, mais Bob Dylan avait déjà interprété le morceau lors d’un « hootenanny » présenté par Pete Seeger à Carnegie Hall en septembre 1962. Johnny Cash popularise la chanson sous le titre « As Long as the Grass Shall Grow » en l’incluant sur son album concept Bitter Tears: Ballads of The American Indian, consacré aux Indiens des États-Unis. À l’origine, beaucoup de radios américaines ont refusé de diffuser les morceaux de l’album, mais Johnny Cash a riposté en faisant publier une annonce d’une page dans le magazine Billboard, traitant les DJ de « lâches ».
The Senecas (As Long as the Grass Shall Grow)
The Senecas are an Indian Tribe of the Iroquois nation,
Down on the New York-Pennsylvania line, you'll find their reservation.
After the U. S. revolution, Cornplanter was a chief;
He told the tribe these men they could trust, that was his true belief.
He went down to Independence Hall, and there a treaty signed,
That promised peace with the USA, and Indian rights combined.
George Washington gave his signature, the Government gave its hand;
They said that now and forever more this was Indian land.
As long as the moon shall rise,
As long as the rivers flow,
As long as the sun will shine,
As long as the grass shall grow.
On the Seneca reservation, there is much sadness now;
Washington's treaty has been broken, and there is no hope, no how.
Across the Allegheny River, they're trowing up a dam;
It will flood the Indian country, a proud day for Uncle Sam.
It has broke the ancient treaty with a politician's grin;
It will drown the Indian graveyards -- Cornplanter, can you swim?
The earth is mother to the Senecas; they're trampling sacred ground,
Change the mint-green earth to black mud flats, as honor hobbles down...
As long as the moon shall rise,
As long as the rivers flow,
As long as the sun will shine,
As long as the grass shall grow.
The Iroquois Indians used to rule from Canada way south;
But no one fears the Indians now, and smiles the liar's mouth.
The Senecas hired an expert to figure another site;
But the great good Army engineers said that he had no right.
Although he showed them another plan, and showed them another way,
They laughed in his face and said, "No deal, Kinzua dam is here to stay."
Congress turned the Indian down, brushed off the Indians' plea;
So the Senecas have renamed the dam, they call it "Lake Perfidy."
As long as the moon shall rise,
As long as the rivers flow,
As long as the sun will shine,
As long as the grass shall grow.
Washington, Adams, and Kennedy, now hear their pledges ring,
"The treaties are safe, we'll keep our word," but what is that gurgling?
It's the backwater from Perfidy Lake, it's rising all the time,
Over the homes and over the fields, over the promises fine.
No boats will sail on Lake Perfidy, in winter it will fill;
In summer it will be a swamp, and all the fish will kill.
But the Government of the USA has corrected George's vow.
The Father of Our Country must be wrong -- what's an Indian, anyhow?
Ce traité avec les Sénécas n’était pas le premier qui a été bafoué, et ce n’est pas le dernier. Aujourd’hui encore, de nombreuses communautés amérindiennes luttent pour la préservation de leur territoire et pour la protection de l’environnement. De nombreuses terres abritent en effet des ressources naturelles qui intéressent l’industrie ou sont propices à l’installation d’oléoducs. Les Sénécas de la région d’Allegheny ont encore protesté en 2018 contre la construction d’une usine de traitement des eaux usées par la fracturation hydraulique (l’eau usée serait purifiée, mais les polluants seraient rejetés dans le fleuve Allegheny). Le combat n’est pas terminé !
Texte : Anne-Sophie De Sutter
Images :
à gauche, barrage de Kinzua, une photo d’Andre Carrotflower (wikicommons)
à droite, Peter La Farge, pochette de l’album On the Warpath
Cet article fait partie du dossier Des révoltes qui font date.
Dans le même dossier :
- Grandir est un sport de combat « Olga » d'Elie Grappe
- Tragique dissonance : « Chers Camarades ! » d’Andreï Kontchalovski
- « The Revolution Will Not Be Televised » – Gil Scott-Heron
- Mouvement des gilets jaunes / Un documentaire de François Ruffin et Gilles Perret
- Opposition à la 2ème centrale nucléaire à Chooz / Une ballade du GAM