HARMONIES WERCKMEISTER (LES)
L'éclipse, la nuit, le chaos et l'éternité.
Plan fixe sur la grille d'un foyer qu'on éteint à la chope de
bière. La salle d'un bistrot populaire en fin de soirée. Janós
Valushka, innocent démiurge, met en scène avec des poivrots dociles
la rotation des planètes du système solaire. Tout le monde tourne
aux accords d'une musique complice. Les corps chancellent... puis se figent
en conjonction d'éclipse, signe prémonitoire d'obscurité
et de terreur. Dehors, Janós s'enfonce dans le gouffre nocturne d'où
il semble ne jamais pouvoir sortir. Il est arrêté par un charroi,
dont les véhicules lourds oblitèrent la rue endormie. Un cirque
exhibant une baleine empaillée s'installe sur la place du village; un
prince mystérieux doit y prendre la parole. Des hommes désœuvrés,
des laissés-pour-compte, des déplacés, se serrent autour
des feux dans le froid gris de novembre, attendant un signe. L'hostilité
est palpable. Une menace court, la rumeur s'amplifie : des bandes de voyous
errent, menaçant la sécurité des gens et des biens. Les
habitants demandent d'urgence que l'ordre soit rétabli. Le prince lance
ses partisans à l'assaut de la société...
Film ésotérique, en noir et blanc poisseux, dans un décor rural au ciel plombé, avec comme fil d'Ariane un homme doux, facteur à ses heures, voyeur impuissant des jeux mortels que s'impose l'humanité pour changer son destin. Cadrages où les attitudes se statufient. Filmé en larges plans-séquences, l'action semble close entre les murs invisibles d'un labyrinthe souterrain. Le réalisateur dirige les hommes comme s'ils composaient le microcosme d'un univers prisonnier de ses règles, jusqu'à sa fin et son recommencement. Les êtres sont des marcheurs immobiles dans un mauvais rêve où la sortie s'éloigne à mesure qu'ils l'approchent. Plusieurs séquences remarquables, dont celle où les insurgés sortent tête basse de l'hôpital qu'ils viennent de saccager, dominés par l'œil tout-puissant de la caméra. La forme est d'une beauté ensorcelante, l'influence de cinéastes comme Miklos Jancsó et Andreï Tarkovsky perceptible, quant à Béla Tarr il se revendique de John Cassavetes et de Rainer Werner Fassbinder.
Béla Tarr, né en 1955 à Pécs (Hongrie), a réalisé
onze films dont les trois plus connus sont : Damnation (1987),
Le Tango de Satan (1994) et Les Harmonies Werckmeister (2000).
Les thèmes sont inspirés des oeuvres d'un écrivain hongrois,
Laszlo Krasznahorkai (1954, Gyula), par ailleurs collaborateur aux scénarios.
Le chef-d'œuvre du réalisateur est sans doute Sátántangó
, chronique polémique de sept heures sur la chute du régime
communiste. Les Harmonies Werckmeister (La Mélancolie de la
Résistance) présenté à la Quinzaine des réalisateurs
à Cannes en 2000, reçut le Prix des lecteurs du Berliner Zeintung
au Festival de Berlin.
Andreas Werckmeister (1645-1706), originaire du centre de l'Allemagne, est organiste
et surtout théoricien de la musique. On lui doit une des innovations
les plus fécondes du XVII e siècle, le tempérament fondé
sur la division de l'octave en douze parties mathématiquement égales.
Les anciens modes, avec leurs demi-tons de différentes grandeurs, réduisaient
les possibilités de modulation. La gamme tempérée, exposée
pour la première fois de façon intelligente, allait gouverner
toute la littérature du clavecin, puis celle du piano. Cette théorie
semble avoir été appliquée par J.-S. Bach et J.-P. Rameau
dans son Clavecin bien tempéré . Le « bourgeois »
musicien, musicologue du film, Eszter, ami de Janós, proche des autorités,
essaye de modifier le clavier bien tempéré pour en revenir aux
anciens modes, et par souci de fidélité à l'exécution
des partitions du passé, il se rallie à l'ordre établi
à qui il fait quelques concessions. Repli sur soi, comportement contradictoire,
sagesse ? Qui sait... Ce film ouvre des voies multiples à l'interprétation.
(Pierre Coppée, Charleroi)