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Pointculture_cms | critique

FRÜHLINGS ERWACHEN

publié le

D’un côté la difficile adolescence, l’angoisse des corps, l’avenir, l’amour; de l’autre sa représentation, intrigue, théâtre, voix. Entre les deux et au-delà: la musique.

 

D’un côté la difficile adolescence, l’angoisse des corps, l’avenir, l’amour; de l’autre sa représentation, intrigue, théâtre, voix. Entre les deux et au-delà: la musique.

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En un siècle, tout a changé: par autant de voies qu’il n’est d’individus, musique et sexualité ne cessent d’évoluer, mouvements, spasmes, déclins ou proliférations, la distance qui les détache du passé se mesure à la longueur des racines qui s’y plongent encore, puisant là cette substance informe que l’artiste tente d’exprimer, que ce soit par l’écrit, la toile ou la partition. En 1891, un auteur allemand, Frank Wedekind, fait scandale en donnant la parole à des adolescents sexuellement désemparés, que le désir réprimé affole: viol, suicide, masochisme ou, au mieux, homosexualité et onanisme. Comment canaliser cette énergie ? Le discours des aînés ne fonctionne plus, il fait rire, il blesse, juge, mais n’accompagne pas. La violence surgit alors, déviée de sa cible, comme la folie, ultime et rageuse tentative d’émancipation, avant le renoncement. L’ironie du titre L’éveil du Printemps manifeste une inversion aussi grinçante que, quelques années plus tôt, L’Éducation Sentimentale de Flaubert: désillusion, mort, dégénérescence couronnent un anti-apprentissage. Croire qu’aujourd’hui les choses se passent autrement, que les jeunes jouissent de leur corps sans entraves, sous le sourire complice et bienveillant des adultes, revient à surestimer le pouvoir néfaste de l’interdit. Certes, à l’époque où Wedekind écrit sa pièce, il n’y a pas lieu d’en douter: la fin du XIXesiècle est sous l’influence des scandaleuses théories de Schopenhauer et Freud. Mais, c’est un fait connu, une fois le tabou levé, d’autres problèmes surgissent, entraves internes à côté desquelles le pouvoir de l’interdit, extérieur et facilement identifiable, pâlit comme un prétexte. Dès lors, l’intrigue de Frühlings Erwachen offre une double lecture: historique, en ce qu’elle marque une étape essentielle de l’évolution des mœurs, et toujours actuelle, car c’est une épreuve intemporelle que celle de l’adolescence.

Benoît Mernier est un compositeur belge né en 1964. Comme Messiaen, il entre dans la musique par l’orgue; plus tard, au hasard des rencontres et des projets, il explore les vastes domaines de l’instrumentation sans que cet apprentissage n’acquière jamais, à ses yeux, plus de valeur que cette autre forme de maturation intellectuelle, impondérable mais primordiale, qu’est l’approfondissement de soi. Refusant de rejoindre la horde des esprits pressés, avides de posséder technique et matière, Mernier prend le temps d’apprécier les qualités propres de chaque instrument. À la mesure des musiciens belges de sa génération - Claude Ledoux, Jean-Luc Fafchamps, Jean-Paul Dessy - son enthousiasme le porte certes à la diversification: interprétation, composition, direction d’orchestre, enseignement, mais sans frénésie. Après s’être essayé à l’art vocal par la transposition de poèmes de William Blake, il écrit Frühlings Erwachen, son premier opéra.

Les sonorités s’inscrivent dans le sillage de Berg, auteur allemand du siècle passé, dont l’opéra Lulu est également inspiré par le théâtre de Wedekind. Cet ancrage stylistique donne un ton, mais ne définit pas la musique. Les couleurs de Mernier, créateur inspiré, sont intensément personnelles. Bien sûr, opéra moderne oblige, il s’agit d’une œuvre collective. Le compositeur insiste sur le rôle essentiel qu’ont joué le librettiste Jacques De Decker et le metteur en scène Vincent Boussard. Effectivement, l’adaptation est précise, poétique, raffinée, et la scénographie d’une sobriété exemplaire. De part et d’autre, l’imaginaire pose le texte et dispose l’espace. Mise en scène forte de suggestion, fondée sur la valeur de l’absence: les adultes restent invisibles, seules leurs voix, du lointain des coulisses, témoignent de leur présence, tandis que, au dernier acte, un chœur d’enfants prend le relais du jugement prononcé à leur encontre. Tragique façon de rendre manifeste l’oppression du surmoi. Porté par des voix magnifiques - remarquable Kerstin Avemo (Wendla), jeune chanteuse suédoise ayant déjà précédemment tenu les rôles de Lulu et de Julie dans une œuvre de Philippe Boesmans - ce tableau honore l’aspect composite de l’opéra: musique, chant et théâtre se répondent en chaque détail; et cette représentation de l’adolescence, si désespérée qu’elle soit, introduit ça et là traits d’humour et rais de lumière qui, traversant la scène, reflets fugaces et fulgurants, ressuscitent, pour ceux qui s’en souviennent, cet âge hybride, transitoire, fragmentaire comme éclat de miroir.

Catherine De Poortere

 

Quelques liens :

Lien 1: Biographie et discographie de Benoît MERNIER par Anne Genette
Lien 2 : Frühlings Erwachen: commentaire détaillé par Anne Genette
Lien 3 : Lulu, Alban BERG – opéra dirigé par Pierre Boulez
Lien 4 : Loulou, film de Georg Pabst, avec Louise BROOKS
Lien 5 : Julie, opéra (dvd) de Philippe BOESMANS d’après Strindberg – dirigé par Kazushi Ono (avec Kerstin AVEMO) – existe aussi en disque
Lien 6 : Kerstin AVEMO à la Médiathèque

 

 

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