« Bibliothèque publique » de Clément Abbey, la Bibliothèque-Monde
Sommaire
Le son de la ruche
Un indice nous met la puce à l’oreille dès le premier plan de Bibliothèque publique – ou même avant ce premier plan filmé, dès le premier carton du générique du film : au milieu du brouhaha d’une foule on distingue hors champ le son d’une béquille venant à intervalles réguliers s’appuyer sur le sol ; puis, quelques secondes plus tard, « l’homme à la béquille », légèrement courbé et portant un lourd sac à dos sur l’épaule, entre lentement dans l’image et vient s’assoir devant un des moniteurs vidéo de la Bpi. Au plan suivant, le premier contact que nous avons avec un autre utilisateur de la bibliothèque, filmé de plus près mais de trois quarts dos, passe par le son du tapotement de ses doigts sur les touches d’un clavier d’ordinateur… Le documentaire de Clément Abbey produit par le Centre Vidéo de Bruxelles, sera un film qu’il conviendra autant d’écouter que de regarder.
Dans la conception moderne de sa mission (qui est celle de la Bpi, sinon depuis sa création en 1977, du moins depuis plusieurs décennies) ne limitant pas le champ du savoir aux seuls livres mais l’ouvrant à la presse, à la musique, à l’audiovisuel, au numérique, etc., la bibliothèque est un lieu où un rapport très particulier s’établit entre le son, la musique et le silence. — Philippe Delvosalle
Un lieu où des centaines de milliers, voire des millions de sons peuvent s’écouter, mais « en silence », individuellement, au casque, dans le respect des autres usagers. Une femme qui rêve de partir s’installer en Italie et est venue consulter des cours d’italien parle au cinéaste de sa découverte de chanteurs d’opéra baroque (« Et là, ça a été comme un monde de confettis, ça a été génial ! »), son visage s’illumine quand elle réécoute la musique dans ses écouteurs, elle chantonne à voix basse, ses mains s’animent et battent la mesure, elle se mue en chef d’orchestre. Un homme envoie par courrier électronique un de ses propres morceaux à une femme qu’il a rencontrée la veille au soir. Un pianiste classique de passage à Paris vient y jouer Beethoven et Bach au casque, sur un des deux pianos de la bibliothèque. Dans un tout autre registre, plus étonnant, une vieille femme écoute sur YouTube « La Chanson du pyro-barbare »
Bob Lennon : « La Chanson du pyro-barbare »
Massacre, déchiqueter
Au fil de son hachoir
C’est un pyro-barbare
Par un dispositif aussi simple qu’efficace et intelligent – d’abord faire entendre le son « extérieur », dans l’espace partagé des salles de consultation, puis le son individuel, dans les écouteurs de chacun –, le cinéaste touche du doigt la relation très singulière entre l’intime et le public qui se tisse en ce lieu très particulier. Qualité d’intimité, de confidence et de confiance encore soulignée dans le film par le caractère chuchoté des entretiens et des moments de parole (toujours ce respect des autres usagers, aussi de la part du cinéaste et de son équipe) et par ce que les différentes personnes acceptent de livrer d’elles-mêmes (leur roman en cours, leur musique, le courriel qu’ils sont en train d’écrire, leurs rêves, leurs passions, etc.). Exprimé par les mots de Clément Abbey lui-même :
Je voulais explorer chez les usagers cet élan vers l’autre, vécu seul au milieu de tous, car je pressentais chez beaucoup une tension entre de fortes émotions privées, d’une part, et l’environnement public dans lequel elles étaient vécues, d’autre part. Au fil des rencontres, nous avons approché chez chacun une parcelle de sacré et d’intime au sein de cet espace profane et anonyme. — Clément Abbey
Une ville dans la ville
L’amatrice de musique baroque, amoureuse de l’Italie, n’aime pas Paris où « tout le monde est dans sa sphère, on se connaît par groupes et on se rencontre par identités, on ne vit pas ensemble, on se croise mais on ne se parle pas ». Un jeune homme, supporteur du Cercle dijonnais, amateur du ballon rond habitué à la défaite, qui utilise un ordinateur de la bibliothèque pour taper le manuscrit de son roman sur le foot regrette que ce sport soit « exclu de la pensée » : « Soit c’est du résultat, soit c’est du néant. Alors que c’est autre chose : de la joie, des couleurs, manger un sandwich. Des choses qu’on peut retrouver ailleurs, mais pas aussi horizontales. »
Même s’ils se croisent plus qu’ils ne se parlent (il y a quand même ces deux amis qui se sont connus là en 1982 et s’y retrouvent plusieurs fois par semaine depuis plus de trente ans), les personnages du film représentent un échantillon bigarré et justement assez « horizontal » de la population parisienne : étudiants, passionnés, artistes, sans-abris, visiteurs d’un jour ou de tous les jours. Il y a surement des usagers de la Bpi qui n’y sont que dans la perspective d’une mission précise à mener à bien avec efficacité (des études ou une recherche clairement circonscrite dans sa temporalité et son objet), mais Clément Abbey semble avoir pris le parti de se focaliser sur les autres, souvent doués et passionnés, mais qu’on sent légèrement en décalage et en porte-à-faux par rapport aux attentes de la société au dehors. « Une bibliothèque, c’est aussi une perdition. Je me sens comme une souris blanche devant un Himalaya » raconte un de ces personnages habités par des soifs de connaissance, des intensités de curiosité, des besoins de vertige qui débordent souvent des cadres socialement acceptés de l’emploi du temps – la semaine pour travailler, le week-end pour les hobbys –, du plan de vie ou de carrière – un âge pour étudier, un âge pour gagner sa vie.
Bibliothèque publique (Clément Abbey, 2021)
Flagey
7 projections du Mercredi 8 septembre au Samedi 9 octobre 2021
+ une 8e plus tard, le 28 novembre
Une pièce dans le monde
Il y a quelques années, un autre documentaire, Atelier de conversation (Bernhard Braunstein, 2017) était aussi tourné à la Bpi mais il n’est pas sûr qu’un spectateur non averti s’en rende compte avant quelques plans d’ensemble au bout de trois quarts d’heure de film. Même si les deux films partagent l’idée de dresser le portrait d’une institution publique en partant de ses usagers, le parti pris en termes de sujet – et dès lors en termes de choix cinématographiques – de Bernhard Braunstein est assez différent de celui de Clément Abbey. Le documentaire du réalisateur franco-autrichien est à la fois plus resserré (sur une seule pièce, une seule activité de la Bpi) et – dans un paradoxe apparent – encore plus ouvert vers la géographie extérieure (le monde plutôt que Paris).
Il y a un plan au bout de cinq minutes, dont les vingt secondes d’immobilité silencieuse semblent durer beaucoup plus longtemps et qui pose particulièrement bien le propos du film : y est cadrée une pièce relativement exiguë, sans vue vers l’extérieur, fermée par des rideaux sur deux de ses côtés, douze chaises rouges assez design disposées en cercle… Bien loin des quelques plans larges de salles de lecture dans le film de Clément Abbey où l’on compte parfois jusqu’à une centaine de personnes, cet espace clos, à taille humaine, coupé du reste de la bibliothèque, de l’effervescence de Beaubourg et de Paris est « la chambre à eux » dans laquelle chaque semaine a lieu cet atelier de conversation où des hommes et des femmes de tous horizons, parfois arrivés à Paris il y a des années, parfois quelques mois à peine, viennent apprendre le français ou en perfectionner leur connaissance orale par la parole et l’écoute. S’y croisent des banquiers, des étudiantes, des expats aisées, des réfugiés kurdes, afghans, irakiens ou syriens. Il y a peu d’autres cadres ou situations où ils se seraient adressé la parole ou accordé de l’attention. De l’achoppement de ces vécus tellement différents – et de ces niveaux de langue aussi contrastés – naissent parfois des incompréhensions, parfois des silences lourds de sens (comme lorsqu’en trois prises de paroles, on passe du discours néolibéral d’un étudiant en école de commerce prônant le soutien à l’économie par la relance de la consommation à la survie sous tente racontée par un réfugié afghan). La simplicité apparente du film fait écho à la simplicité de ces ateliers et permet, par la sobriété cinématographique mise en place, de donner toute l’attention à la beauté de ces moments d’échange.
Philippe Delvosalle
article écrit à l'origine pour le n°23 de la revue Lectures.Cultures (mai-juin 2021)
Cet article fait partie du dossier Sorties ciné et festivals.
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