TAPESTRIES FOR SMALL ORCHESTRA
Bill Dixon est né en 1925. Bien que très discret - en partie par méfiance à l’égard des industries du disque, en partie à cause de ses multiples autres activités dont la peinture - il est un pilier historique du jazz moderne, par sa créativité d’instrumentiste et de compositeur mais aussi par son rôle plus social et politique d’organisateur du mouvement free-jazz, d’enseignant et de concepteur pédagogique pour promouvoir et faire comprendre les musiques noires. Il a participé aux premières aventures de Cecil Taylor et d’Archie Shepp, il a toujours tiré le jazz vers le haut par ses expériences audacieuses (par exemple avec danseuse), par l’exigence de son langage, dialectique entre déconstruction et reconstruction.
La publication d’un double CD incluant huit nouvelles compositions-improvisations est un réel événement. Chacune des œuvres se déploie entre 9 et 17 minutes. L’orchestre comprend neuf instrumentistes et, outre la trompette et l’électronique de Bill Dixon, aligne quatre autres trompettistes couvrant différents possibles de cet instrument- trompette, trompette piccolo, trompette basse, cornet, bugle -, un dispositif spécifique pour entrer au cœur de la matière trompette d’où Dixon pense la musique. La palette sonore se complète par des clarinettes, violoncelle, contrebasse et percussions (batterie, vibraphone…). Ce sont des créations écrites qui ne gardent quasi-rien du blues, très tournées vers la musique classique occidentale (ses avant-gardes), mais avec une immédiateté, une pulsion plastique qu’a rarement le classique. C’est dans ce delta, pulsation intuitive et écriture réflexive, que Dixon goûte à la plus grande liberté. Comme cela se fait pour écrire un ballet, codifier la danse, en dessinant des corps, des mouvements, des gestes, en allant jusqu’à des signes de plus en plus abstraits qui s’incorporent ensuite, redeviennent intuition, gestuelles incarnées.
C’est d’ailleurs une musique abstraite très dansée, où les idées musicales dansent. Les couleurs, les matières, les formes, les tensions varient d’une pièce à l’autre, selon les volumes, les instruments mis en avant, les vitesses, les accidents. C’est très lisse ou hérissé, caressant ou griffant, apaisé ou angoissé. Certaines pièces donnent l’impression de croître dès que l’on commence à les écouter, partant de rien pour s’installer dans le temps et l’espace, gagner du volume, musique en extension. D’autres, au contraire, installent d’emblée un territoire aux contours amples et l’exécution musicale la « rétrécit » à quelques bancs de sable minimalistes, par accrocs incisifs, grattage, brèves lacérations, petits modules soustracteurs. Les cordes frottées en cheminement grave, déporté et divisé, s’éparpillant par-dessus les trompettes en plusieurs vagues et spirales contraires, lumineuses ou opaques, s’abîment en ressacs nostalgiques avalés et remâchés par la clarinette basse avant que ne reviennent les cuivres rassérénés bien que lacérés, comme une aube gribouillée. L’adagio (plage 4) est une merveille de lenteurs chaotiques d’où émerge, sur la longueur, une phrase dense et indescriptible (comme un point de vue imprenable), dans une richesse raffinée et abrupte des différentes sonorités de trompettes, venant des tripes, du coffre, de la tête. Tremblement total. Bill Dixon travaille en tirant parti de chaque bribe du son: depuis le vide qui le précède et dans lequel se forme le premier souffle jusqu’à la dernière expectoration, en passant par toutes les phases de gestation de chaque idée sonore (comment l’organisme musicien moule le son qui transite dans ses tuyaux prolongés par une prothèse).
Tâtonnements, coulures, jets saccadés, timidités, élancements, toussotements, déraillements, reprises, raclements, vapeurs, ascensions, rassemblement des forces, épanouissement du son révélant sa lumière et son obscurité, puis son extase, clarté déchirante, déclin, dépiautage, épuisement, expiration, agonie, et ainsi en suivant plusieurs fils, plusieurs simultanéités de trompettes, harmonieuses ou pincées, graves ou aigres, larges ou maigres, polies ou grenues, courbes ou pointues, de plus en plus de souffles qui convergent, s’absentent, vrombissent, s’agencent en positif ou négatif, s’annulent ou se métamorphosent au contact d’un autre, camaïeu aérien de soie et de crin, courants et contre-courants dérivant dans toutes les directions mais en une seule vague composite, chaque élément mis en miroir, en abîme par l’électronique sobre, soutenus discrètement par la clarinette, la contrebasse, les percussions… C’est vraiment quelque chose d’incroyable. Les musiciens ne jouent jamais une vision d’ensemble du thème musical, ils jouent à l’intérieur, au centre, ils interprètent les motifs, fibre à fibre, comme les ayant oubliés et rassemblant indices et souvenirs, tout ce qui en donnerait un souvenir cohérent. Ils ne jouent pas la musique telle qu’elle est écrite, mais telle qu’elle est en son centre, ce qu’il y a dedans, l’énergie. Après l’écriture, la désécriture.
Il y a des compositions plus épiques, plus démonstratives, narratives ou picturales, mais toutes donnent cette impression d’être jouées le nez sur une tapisserie ancienne, les instrumentistes absorbés dans sa fantastique fresque figurée dont l’image globale et sa signification agissent à la manière d’une aura, mais ne pouvant la vivre et la transcrire en musique que détail après détail, chacun exprimé comme un tout, fragments grossis, disproportionnés, dissociés et haletants, inséparables. C’est le résultat d’une vie à penser et à faire le jazz, avec intransigeance, qui donne un résultat aussi puissant et une forme aussi libre dans sa maturité. Miles Davis mérite tous les hommages, mais Bill Dixon vit toujours et continue à inventer, à faire avancer le jazz.
Pierre Hemptinne