Compte Search Menu

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies permettant d’améliorer le contenu de notre site, la réalisation de statistiques de visites, le choix de vos préférences et/ou la gestion de votre compte utilisateur. En savoir plus

Accepter
Pointculture_cms | critique

BLACK MIRROR. REFLECTIONS IN GLOBAL MUSICS

publié le

Un portrait musical, à la fois émouvant et troublant, de la production du début du vingtième siècle en 78 tours «exotiques».

Sommaire

 

blackmirror

Il faudra souvent encore et encore raconter, à la manière d’un mythe fondateur, l’arrivée dans la petite vie tranquille de l’humanité, de l’enregistrement, du premier disque, du premier phonographe, et du basculement radical qui s’ensuivit. C’est ce que fit en partie Walter Benjamin, avec son texte «L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité mécanique». Il s’y concentrait sur le passage de l’œuvre d’art unique à la possibilité de multiplier les exemplaires de cette œuvre. Il abordait également le passage de la confrontation immédiate avec l’œuvre à la consommation différée qu’en permettaient la multiplication et la diffusion. Il en concluait à une perte pour l’œuvre, dépouillée de son aura par le vol de son unicité. Il faudra pourtant aussi raconter la fascination quasi mystique que possède le son sortant d’un disque, dés-incarné, sorti de tout contexte (‘déterritorialisé’ s’il faut sortir de grands mots). Il faudra alors aussi raconter la naissance d’une nouvelle race d’hommes ( et de femmes, plus rares): les passionnés de disques. Il n’existe bizarrement pas vraiment de termes qui rendent compte avec exactitude du phénomène, non simple envie de posséder, comme un vulgaire collectionneur de bagues de cigare, mais envie de connaître et de jouir de ces moments surnaturels, révélations quasi mystiques, où le son jusque-là enfoui dans les sillons d’un disque noir, se répand dans la pièce et transforme un modeste salon en salle d’opéra, en club de jazz ou en sommet montagneux enneigé…

Avec la facilité actuelle de réédition en CD à peu de frais, sortent de l’oubli des quantités inimaginables de disques obscurs, perles réservées jusqu’ici aux collectionneurs, aux amateurs éclairés, et surtout, aux quelques chanceux que le hasard le plus complet avait fait entrer en possession de pièces aujourd’hui rares. Un de ces collectionneurs, aidé en cela par son métier de disquaire de seconde main, est Ian Nagoski. Nagoski, également musicien de son état, a pendant des années constitué une collection de 78 tours, exhumés des caves et des greniers de sa région, autour de Baltimore. Bien sûr, ce qu’il trouve dans ses expéditions ne se révèle pas toujours être des trésors . Toute personne ayant déjà visité une brocante ou un marché aux puces sait combien ce genre de vente est révélateur du quartier, de la ville dans laquelle elle se déroule. On obtient ainsi un baromètre de la richesse ou de la pauvreté de la région dans le type d’objets revendus, l’époque à laquelle ils ont été achetés, leur prix de vente, etc. Les disques trouvés de cette manière sont également révélateurs. Ils montrent le degré d’éducation de leurs anciens propriétaires, leur degré d’ouverture, leur culture… On pourrait ainsi croire que les collections américaines des années vingt ou trente étaient remplies de disques aujourd’hui rares de blues ou de folk des Appalaches. Et on serait étonné et déçu de constater qu’il n’en est rien et que la majeure partie des 78 tours produits et achetés à l’époque était constituée de lourdes chansons patriotiques et de danses de salon.

Nagoski a néanmoins trouvé de nombreuses exceptions et constitué un fonds de disques produits entre 1918 et 1955 et représentant la musique de pays exotiques tels que l’Inde, la Birmanie, la Thaïlande, la Grèce et le Japon. À une époque où n’existaient ni la world music ni la musique du monde, ni la musique ethnique, ces enregistrements n’étaient ni des travaux scientifiques, ni des disques commerciaux. Témoignages instantanés d’une rencontre fortuite entre l’Occident et d’autres cultures, ces disques n’ont pas l’emballage exotique des productions des années cinquante et soixante, ni les notes détaillées des enregistrements dits «sérieux». Une grande partie des 78 tours déterrés par Nagoski est ce qu’on appelait dans les années vingt des ethnic recordings, c’est-à-dire des disques produits pour répondre à la demande des nouveaux américains, des nouveaux immigrants. Ces immigrants déracinés, coupés de leurs coutumes et de leurs valeurs, constituaient un marché important pour l’industrie du disque naissante, et de nombreux enregistrements furent alors publiés afin de leur permettre de retrouver un peu de leur culture, d’entendre parler et chanter leur langue, qu’ils avaient abandonnée pour l’anglais. Un répertoire très important de musique traditionnelle européenne, de musique rurale notamment, fut ainsi préservé par l’enregistrement. Des musiques et des chants qui n’avaient jamais été enregistrés en Europe furent ainsi importés, enregistrés et préservés par les nouveaux arrivants. La plupart des firmes de disques, des majors comme Columbia, possédaient son département «ethnique», et des labels indépendants se spécialisaient dans l’une ou l’autre tradition, comme Puritan Records, pour les chansons en langue allemande, ou Helvetia Records, pour les musiques suisses. Toutefois, un mystère quasi complet pèse sur certains des trésors de Ian Nagoski. Les étiquettes, très succinctes, n’aident pas beaucoup à situer les disques. Une date, un titre, le tout souvent dans une langue, voire une écriture, étrangère. Et vu l’âge de ces enregistrements, le réflexe Google ne pouvait pas être très payant pour redonner à ces disques un contexte. Dans certains cas, quelques-une des populations illustrées par ces disques n’existent simplement plus, emportées par les nettoyages ethniques qui ont accompagné les dernières guerres mondiales. Dans la mesure du possible, Nagoski a pourtant tenté de retrouver l’histoire de ces musiques et de ces gens, pourchassant la piste la plus difficile: trouver quelqu’un qui puisse comprendre et connaître les musiques qu’il a collectées.

Après la question de la collecte est venue celle, tout aussi complexe, d’une méthodologie permettant de compiler un CD. Après plusieurs approches, plus ou moins scientifiques, impliquant une série de graphiques et de calculs mesurant «l’expérience humaine» des enregistrements, Nagoski est parvenu à mettre au point une méthode radicale pour sélectionner et ordonner ce qui allait figurer sur sa compilation: choisir ses morceaux préférés. Il a été confirmé dans cette décision par l’exemple de ses compilations favorites: Really! The Country Blues de Pete Whelan, l’Anthology of American Folk Music d’Harry Smith, et la série Secret Museum of Mankind de Pat Conte. Ces trois compilations de référence ont en commun de mélanger un choix extrêmement personnel à un désordre apparent. Comme dans «Black Mirror», le choix des enchaînements y est dicté par le goût du compilateur, et par des raisons musicales, faisant fi des logiques temporelles ou géographiques. Un air folklorique suédois suivant une prière bouddhiste laotienne, suivant un vieux fado du Portugal, etc. Le tout sans considérations chronologiques. Mais, comme sur les anthologies dont il s’inspire, cet album n’en parvient pas moins à brosser un portrait musical, à la fois émouvant et troublant, de la production du début du vingtième siècle en 78 tours «exotiques». Certains enregistrements intriguent, on se demande comment et souvent pourquoi ces musiques et ces chants sont parvenus jusqu’à nous. On s’interroge sur les motivations des gens qui les ont enregistrés, des gens qui les ont publiés et du public qui s’y est intéressé à la sortie du disque. Toutes ces questions enveloppent le disque d’une aura de mystère, d’un air de grenier aux trésors, ou de cabinet de curiosités que ne désavoue pas la qualité des musiques sélectionnées. L’ensemble est une compilation comme on en ferait pour des amis, témoignant de l’estime qu’on porte à leur ouverture d’esprit et leur bon goût.

Benoit Deuxant

À découvrir également:

Victrolafavorites: 2 CD et un livre rempli de reproductions de vieilles pochettes de 78 tours

The Berlin Phonogram-Archiv: coffret de 4 CD de repiquage de cylindres, de 78 tours, de bandes magnétiques, allant de 1893 à 2000.

The Secret Museum Of Mankind: 8 volumes compilés par Pat Conte.

Anthology of American Folk Music: coffret mythique édité par Harry Smith

Pour les amateurs d’archéologie sonore, on trouve sur le net une adresse passionnante:
le Cylinder preservation and digitization project, qui est un complément assez étonnant des anthologies évoquées ci-dessus.

 

Pour approfondir le sujet, lisez l'article de Philippe Delvosalle sur deux documentaires : "Alan Lomax, the Songhunter" et "Desperate Man Blues".

Classé dans