HISTOIRE DE MA VIE RACONTÉE PAR MES PHOTOGRAPHIES
Quand on débarque dans une nouvelle famille, un nouveau groupe social, survient à un moment ou l’autre la présentation de l’album de famille, avec les commentaires retraçant les faits saillants, la mémoire de ce qu’il faut conserver, un peu de généalogie. Passage obligé pour mieux s’intégrer comme membre actif à l’histoire de ceux dont on est en train de faire connaissance. Quand il exhibe ses albums, Boris Lehman joue parfois ce rôle d’initiateur d’une histoire commune, celle du cinéma belge entre autres, par exemple en montrant à une jeune fille ces photos de « Delphine Seyrug, dans Jeanne Dielman, tourné dans l’immeuble d’à côté » (et il guette attentivement si « ça dit quelque chose »). Il y aura bien au fil de ces quatre heures de film des évocations précises de son passé, des nœuds de la vie familiale, de la filiation, de l’ancestralité, toutes choses capitales de son identité et qu’il ressasse à la manière d’un marcheur solitaire qui (se) pense en continu. Mais le propos n’est pas de présenter sa famille nucléaire, mais le cercle beaucoup plus large de ce qui lui est proche et avec quoi il se constitue, s’individue en ressac continu et qui est fait de ce qu’il ramasse dans ses errances, constituant son imaginaire, sa famille d’accueil sur terre, «je n’ai pas de chez moi, pas de famille, j’erre dehors». Il y a bien une évocation de naissance au début du film, l’écran noir premier et la photo du bébé qu’il était 55 ans avant le film. Ce passage d’où l’on vient, il n’en fait pas la représentation de « sa » naissance. Il interroge son origine biologique tout aussi bien en filmant l’accouchement d’une amie et allant, bien plus tard, lui montrer l’enregistrement d’un moment qui la bouleversera. Et cette émotion se transforme en représentation qui alimente l’imagerie de Lehman ressassant l’instant originel où tout commence, où se forme la première photo du monde dans le cerveau vierge. Mais avant tout, « l’histoire de sa vie » ne raconte pas la vie sociale que fixe généralement la tradition de l’album familial. Il s’agit de raconter ce qui fait vivre Boris Lehman, de décrire le principe vital qui le traverse, le souffle spirituel qui l’anime, ce qui le lie en permanence au vivant et aux autres. Ce quelque chose d’immatériel est de l’ordre du visuel, ce cordon ombilical passe par son appareil photographique. Sa pulsion de vie est pulsion photographique. Son appareil photographique avec toutes ses fonctions est inséparable de son corps, intégré à sa morphologie et à son métabolisme. Il suffit de regarder cette séquence où il confie son Nikon fétiche pour une réparation interne: c’est mis en scène et filmé avec l’angoisse de celui qui contemple en direct une intervention chirurgicale sur un de ses organes vitaux.
Mais curieusement, malgré ces éléments de passion exclusive, on n’assiste pas au portrait d’un photographe compulsif qui sacrifierait tout à son obsession. Ce n’est pas la vie d’un maniaque technicien de la photo, laprise de photo ne se substitue pas à la vie. Son but n’est pas la réalisation esthétique de photographies mais c’est, au-delà, ce qu’elles permettent de saisir et qui, probablement, dépasse le cadre photographique. Il reste proche d’une pratique somme toute assez banale, il ne cherche pas un style particulier, il veut rester au plus près de la photo pratiquée par « Monsieur et Madame tout le monde » pour garder des traces de leurs émotions, la photo ordinaire (évidemment, avec la pratique intensive qui est la sienne, il développe un sens photographique surdimensionné, un art de la photo ordinaire hors du commun). « Je fais beaucoup de photos, mais je ne suis pas photographe. » Il ne développe pas personnellement ses pellicules (nous ne sommes pas encore à l’ère de la photo numérique). La visite chez le technicien qui révèle et imprime ses clichés, et qui, à force, se transforme en complice, fait partie de sa promenade quotidienne. Tous les jours, ils ont une transaction qui a pour objet la mise en circulation, dans la démarche de Boris Lehman, de nouvelles photos. Qui s’entassent. Portraits d’amis, lieux de vie, voyages. Au cours d’un entretien avec ce révélateur humain, l’auteur tentera de deviner ce que lui inspire comme pensée ces milliers de clichés, car c’est bien lui, le premier à voir apparaître, naître, les photos prises par Boris Lehman, c’est lui qui les accouche ! Quelle place cela prend-il dans son mental, quelle image a-t-il de ce client hors du commun, voire «monstrueux»? En fait rien de particulier qui puisse s’énoncer, cela reste comme enfoui dans le secret professionnel !
Le photographe n’est qu’une étape dans les déambulations qui semblent aussi bien réglées que celles de Kant: Boris Lehman marche beaucoup, il est toujours entre quelque chose à photographier et quelque chose de photographié qu’il faut livrer quelque part (il y aura un jour à Bruxelles la « promenade Lehman », comme le parcours Ulysse à Dublin ou le circuit Pessoa à Lisbonne) ! Il tisse des liens entre tous les sujets qu’il photographie (endroits, gens, circonstances), la chambre noire et sa maison où il entrepose des quantités insensées de vues, dans des albums, dans des boîtes, un véritable archivage anarchique de sa vie et de toutes les autres vies qui l’ont croisée, humaines, animales, inanimées, spectrales. C’est ce tissage, où il s’engage corporellement dans la représentation, qui double sa démarche de cinéaste de celle d’un plasticien. Chaque élément photographié-filmé est aussi comme celui d’une installation. La maison comme entrepôt, comme réservoir gigantesque de photos dont plus personne ne peut imaginer les contenus précis, est fondamentale dans le maintien du désir photographique. Elle est une sorte d’inconscient plein d’images où il puise continuellement une prise de vue, une série de portraits qui justifient de se rendre à tel endroit pour les montrer, leur donner sens, les confronter à leur original. Une constellation à déchiffrer d’où découlent aussi toujours de nouvelles raisons d’aller prendre en photo ceci ou cela. Continuer la série, explorer un nouvel angle, compléter un reportage. Et c’est autour de ça que le photographe Boris Lehman se transforme en performer. Car les photos ont besoin d’être interprétées, expliquées, elles sont objet de savoir à condition que l’on soit capable de les lire, d’identifier les éléments qu’elles montrent. À force d’être accumulées, les photos disparaissent, elles dorment dans leurs boîtes. L’auteur a beau expliquer comment il échafaude des sortes de rangement, comment il les associe pour composer ses albums, comment ensuite, il consulte tel ou tel album, vite, pour le mouvement, pour la traîne qui peut se créer entre tel ou tel motif, rien à faire: quand un stock atteint une telle quantité d’images, elles se cachent l’une l’autre, des strates disparaissent provisoirement, d’autres resurgissent. Une certaine vie de l’inerte avec, au centre, un gigantesque point aveugle qu’engendre le trop de photos. (Point aveugle que scrute le réalisateur dans son amitié pour un photographe aveugle.) Boris Lehman est un agitateur d’images, il les maintient en vie, il les met en contact avec la vie qu’elles représentent. On le voit ainsi fouiller son stock d’images, en retirer certains lots et sa promenade le conduira auprès des personnes à qui «ces photos diront quelque chose», parce qu’elles les concernent, elles y sont impliquées, mais il faut leur rafraîchir la mémoire. Le film s’applique alors à enregistrer ces moments spéciaux où, après quelques secondes d’incrédulité ou d’aveuglement (on ne reconnaît rien sur cette photo, « ça ne nous dit rien »), on pose quelques questions, on cherche l’un ou l’autre indice et soudain ça fait « tilt », « oh ! mais si, c’est moi, là ! », ou « incroyable, c’est bien machin ! ». Boris Lehman scrute le surgissement du souvenir. La photo qui fait mouche longtemps après, qui percute à l’intérieur, vient fusionner avec son modèle. En provoquant régulièrement une certaine joie, mais non dépourvue de violence: la part d’oubli n’est pas fortuite, on a toujours besoin d’effacer des étapes antérieures de notre vie. C’est pourquoi, dans la démarche de Lehman, il y a un mélange de bon samaritain («je vous offre ce souvenir de vous, présent inestimable ») et de sadique (« vous comptiez refouler ça, et bien non, je vous le refile ») ! Il suscite ainsi une sorte de tourbillon où le partage entre sa vie et son cinéma s’estompe, certains disant même que «les gens qui voient ses films, un jour reviennent jouer dans ses films ».
Le film montre, révèle le travail qu’il convient de mener pour que photographier garde tout son sens et pose question. L’objectif semble pour Boris Lehman un questionnement sans fond et il incarne, malgré tout, celui qui s’obstine à maintenir « la photographie au milieu du village » comme possibilité de magie. Presque maladivement, en cherchant quelque chose, en se cherchant dans la scrutation des autres par le biais de ce processus cinématographique qui lui est propre, sans scénario écrit, mais qui s’écrit au fur et à mesure du tournage, avec la caméra, et qui lui permet d’apprendre au plus vif du processus narratif audiovisuel. Il y a une dimension sacrificielle dans l’espèce de dévouement à la mémoire photographique de ce qui l’entoure, de son cosmos social, intellectuel, émotionnel. Celle d’une vocation dont il est le jouisseur discret, comme plein d’abnégation. C’est bien parce qu’il y a cette dimension d’incarnation sacrificielle qu’il consacre une part importante à réaliser des images de son corps, à exposer cette enveloppe charnelle qui, dans ce projet qui le dépasse, lui reste étrangère, à découvrir, à apprendre. Et en même temps cela signifie: « ces images sont mon corps, elles sont la consistance que je vous apporte, regardez et mangez ». Comme lui-même, malade, dévore de la photographie au sens propre. La photo, ainsi, peut guérir, mais on sait aussi qu’elle peut être un poison comme dans notre société actuelle où nous bouffons trop d’images qui ne font plus sens, nous entourent d’une matrice iconographique artificielle qui défile à grande vitesse, sans ancrage dans le temps. Or, on sait depuis les débuts de la création d’images mimétiques que prendre une photo, c’est vouloir retenir un fragment de temps, en retenir un bout, quelque part. C’est à cela que joue le personnage-acteur Boris Lehman dans ce film: retenir du temps, transporter des petits morceaux de temps immobilisés, ranimer du temps mort dans les mémoires de ses sujets photographiques, faire revivre des petits bouts du passé, partout sur son parcours, pour endiguer le temps qui passe. Porteur de temps dans ses déambulations. Épaules voûtées, sourire en coin, auréole mélancolique. Tous ces moments que ces photos permettent de ressusciter et de revivre, avec ce sentiment de rajeunir, de revenir en arrière, et qu’il distribue autour de lui, le traversent comme les flèches d’un martyr. Chaque image du passé qu’il donne emporte un morceau de lui-même. L’acharnement photographique relève aussi du don !
Pierre Hemptinne