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Pointculture_cms | critique

TIRADOR

publié le

À première vue – ou justement avant la première vision de Serbis, à la lecture rapide de son synopsis –, l’exploration par le cinéaste philippin Brillante Mendoza d’un cinéma érotique d’Angeles City, où ce qui se passe dans les travées de la salle et […]

 

À première vue – ou justement avant la première vision de Serbis, à la lecture rapide de son synopsis –, l’exploration par le cinéaste philippin Brillante Mendoza d’un cinéma érotique d’Angeles City, où ce qui se passe dans les travées de la salle et dans les couloirs (entre les spectateurs, surtout homosexuels) prolonge les ébats (hétérosexuels ceux-ci) projetés en deux dimensions sur l’écran, peut faire penser à une déclinaison asiatique de La Chatte à deux têtes (2002) de Jacques Nolot. Le cinéma de la place Clichy, inauguré en 1935, où le film de Nolot a été tourné s’appelait le Méry, du nom de la femme d’un des propriétaires des murs, encore « respectables » et « cinématographiquement (et moralement) corrects », à la fin des années 1960… Méry et son mari étaient-ils encore à la barre du navire quand la salle fut dévolue au cinéma X à la fin des années 1970 ? Ont-ils apprécié ? S’en sont-ils mis plein les poches ? L’histoire ne nous le dit pas ! Autre temple du septième art d’allure Art Déco, datant peut-être aussi des années trente, à l’autre bout du monde, le cinéma de Serbis se nomme le… Family ! C’est presque trop beau pour être vrai, tant cette enseigne de six lettres colle au film de Mendoza (voire à presque chacun de ses films tournés à ce jour) comme une profession de foi et l’éloigne de celui de l’acteur-réalisateur français (dans La Chatte…, la seule femme est la caissière/ gardienne des lieux). Le Family, par contre, est un cinéma habité par la très matriarcale famille Pineda qui, tant bien que mal, tente d’en tirer ses moyens de subsistance. À l’image des toilettes pour hommes où elle fait sécher son linge, le cinéma est lui aussi à l’interface du privé et du public, lieu d’accueil (de plaisir et de travail, via la prostitution) d’une autre « famille », celle de ses clients.

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Au-delà des signes les plus crus du réel (furoncle peu ragoûtant, scènes de sexe non ou peu simulées, eaux croupissantes, langage explicite, etc.) qui n’ont pas manqué d’interpeller certains détracteurs du film (tout bêtement choqués ou ayant, un peu plus subtilement, des soupçons quant à l’éventuelle exploitation par le réalisateur d’un certain exotisme de la pauvreté et de la trivialité), nous avons au contraire la conviction forte (et plutôt rare) de voir à l’œuvre un cinéaste. En effet, de film en film et pas seulement ici, c’est par le cinéma que Mendoza tire «vers le haut» son projet d’auscultation du quotidien des classes populaires philippines: qu’il affûte son propos, tend le ressort des histoires qu’il raconte et empêche son entreprise (neuf longs métrages de 2005 à 2009) de tourner à vide ou de déjà s’épuiser. Serbis impressionne particulièrement par sa maîtrise à enchâsser de manière dynamique trois espaces concentriques : 1°/ celui des corps, à fleur de peau, à portée de mains (hygiène, caresses, coïts, alimentation, etc.), 2°/ celui du bâtiment et 3°/ celui de la ville environnante. S’il y a des milliers, sans doute même des dizaines de milliers, de films sur la vie citadine de l’homo sapiens, ce qui fait que cette première période de la filmographie de Mendoza rend presque à elle seule nécessaire une révision et une réimpression des 900 pages de l’encyclopédie La Ville au cinéma (Cahiers du cinéma, 2005), c’est sa manière d’aborder le chaos apparent et l’extrême promiscuité de la ville asiatique en prenant en filature (que ce soit en plans séquencesou via un montage plus haché) les corps individuels qui s’y frôlent, tout en remettant en cause la primauté de la vue et de l’analyse rationnelle et en donnant plus d’importance que de coutume aux autres sens (toucher, odorat, ouïe – c’est précisément ici que les furoncles, eaux croupissantes, pénis en érection et coups de klaxons incessants, si insupportables à certains critiques occidentaux, trouvent leur justification cinématographique). C’est en suivant au cordeau les corps qui s’affairent, particulièrement dans l’impressionnante cage d’escaliers monumentale, logée dans la « seconde peau » du bâtiment et qui distribue tous ses espaces que, petit à petit, nous comprenons à la fois l’organisation spatiale des pièces, la structure et les liens qui unissent les membres de la famille et les us et coutumes (les « termes de l’échange ») de cette fourmilière, de cette « ville dans la ville ».

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Les dix minutes de la magistrale séquence d’ouverture de Tirador voient se réitérer ce procédé. Dans la nuit, à la lumière de lampes torches, la police investit un quartier populaire abritant nombre de voleurs à la tire et de receleurs pour une vaste opération de perquisition et de rafle. L’effet d’obscurité est accentué par les découpes des faisceaux des lampes de poche et nous ne comprenons quasi rien à l’agencement des lieux. L’impression de labyrinthe est à son paroxysme.

Ce n’est qu’à l’aube, lorsque la lumière naturelle revient et qu’un plan nous montre de l’éxtérieur l’ancienne caserne désaffectée que les pauvres se sont réappropriée, que nous commençons à entrevoir l’organisation des lieux. Sauf qu’à partir d’ici, même s’il est régi par les mêmes principes cinématographiques, de par le champ d’activité de ses personnages (pickpockets, voleurs à l’étalage, petites frappes, etc.), Tirador se développe très différemment de Serbis, privilégiant l’espace de la rue et de la foule à celui d’un microcosme en vase clos (à deux exceptions près, dans Serbis, la ville n’est abordée que depuis le pas de la porte du cinéma). Ce diktat que l’histoire à raconter et ses personnages imposent à la forme cinématographique du film en devenir (tournage en vidéo ou en pellicule, cadrages, montage, rythme, etc.) peut paraître quelque peu naïf aux adeptes de choix cinématographiques plus fermes et inflexibles mais, d’une part, cette soi-disant naïveté se pare d’une acuité du regard qui ressemble fort à son antidote et, d’autre part, cette souplesse pragmatique permet à Mendoza d’échafauder des films très différents les uns des autres à partir d’un matériau assez proche. Au point qu’on a très peu envie de bouder son plaisir d’assister, pour une fois presque en direct, à l’éclosion d’un tout grand cinéaste.

Philippe Delvosalle

 

 

 

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