FARAD - THE ELECTRIC VOICE
Aux éditions stop smiling books est paru (en anglais) un excellent ouvrage de Dave Tomkins consacré au vocoder, et intitulé « How to wreck a nice beach ». Bien sûr, comme le disait je ne sais plus qui, il est écrit « culte » sur ce livre et il devrait trouver son public assez facilement. Il faut dire que c’est à ma connaissance le premier livre consacré au vocoder et que les amateurs de cet instrument étrange vont, comme moi, sauter de joie. Dave Tomkins commence par le commencement, et retrace les origines du vocoder, bien avant qu’il ne soit ce qu’on connaît aujourd’hui, un synthétiseur permettant de modifier sa voix et de parler avec un accent martien, et qu’il était une interface de « brouillage » utilisée par les états-majors et les chefs d’État durant la Seconde Guerre mondiale, pour communiquer sur des lignes sécurisées, inintelligibles pour l’extérieur. Cette version sonore des célèbres machines à code comme Enigma ou Lorenz du côté allemand, où la Bombe et Colossus côté alliés permettaient d’échanger quelques mots, transformés en bouillie sonore pour la transmission et restitués correctement de l’autre côté. Enfin, presque correctement, le résultat ayant au final assez peu de ressemblance avec la voix originale, ce qui nuisit gravement à la popularité de ces machines auprès des militaires et des politiques, qui refusaient de « recevoir des ordres d’une machine », même si elle prétendait s’appeler Winston Churchill. Quelques années plus tard, et quelques épisodes plus loin, on peut entendre les descendants de ces machines prononcer « autobaaaahn » sur un album de Kraftwerk, ou annoncer qu’il n’y aura pas d’arrêt sur la « planet rock » d’Afrika Bambaata et son Soul Sonic Force.
Outre la traque obsessionnelle qu’il raconte, de centres de recherches électroniques militaires américains en laboratoires médicaux allemands de synthèse vocale, jusqu’aux caves du Bronx, et les surprises au passage (Pourquoi ELO a-t-il vendu son vocoder ? Que faisait Holger Czukay sur ces patins à roulettes ? Qu’est-il passé par la tête de Neil Young quand il a décidé de faire un album au vocoder ?), Tomkins raconte avec délices les coïncidences qui ont fait découvrir la machine à des musiciens aussi divers et les recherches désespérées que certains d’entre eux ont du faire pour s’en procurer une.
Parmi les pionniers cités dans ce livre, un cas étrange retient notre attention, celui de Bruce Haack et de sa carrière étonnante. Les principales activités de ce musicien canadien étaient consacrées à l’enseignement et il produisit une grande quantité de musiques pour enfants, qu’il réalisait au moyen d’instruments électroniques de son invention, fruit de ses recherches expérimentales. Il possédait toutefois également une autre carrière, de musicien pour adulte cette fois, qui nous a déjà donné les albums Electric Luciferou Haackula. Il y développait une face plus psychédélique, plus engagée aussi (le concept de l’album Electric Lucifer tourne autour d’une utopie pacifiste, en opposition avec la guerre du Vietnam), et quelquefois légèrement plus inquiétante. L’électronique primitive, la nouveauté des effets synthétiques et des voix robotiques, associée aux thématiques futuristes de Haack font de ces deux disques des petites merveilles de bizarrerie, en plus d’en faire des précurseurs à la fois de l’électro, de la techno (le film qui lui sera consacré en 2004 s’intitulera Haack: The King of Techno) ou de francs-tireurs comme les Residents. Immédiatement rentré dès sa redécouverte dans le panthéon des pionniers légendaires de la musique électronique aux côtés de Robert Moog, de Raymond Scott ou du BBC Radiophonic Workshop, Bruce Haack possède une discographie impressionnante qui est aujourd’hui rééditée au compte-gouttes.
La dernière parution en date est une compilation intitulée Farad : The Electric Voice, qui comme son nom le laisse supposer, est consacrée aux morceaux utilisant le proto-vocoder qu’avait développé Bruce Haack, le farad, un des premiers instruments du genre. Cette anthologie explore sa carrière en partant de ses morceaux les plus psychédéliques, tirés de l’album Electric Lucifer de 1970, jusqu’au single « Party Machine », de 1982, une étrange perle électro, réalisée en collaboration avec Russels Simmons, futur cofondateur du label Def Jam. Cette filiation explique sans doute la sortie de ce disque sur le label Stones Throw. Il offre une impeccable introduction au versant « pop » de Bruce Haack, et un survol de son écriture inclassable, à la fois technofuturiste et champêtrement folk malgré son instrumentation électronique. Bien sûr, c’est cette ambiguïté, ce balancement entre des comptines d’une naïveté enfantine et des morceaux acides et mordants, qui rend Bruce Haack si attachant, avec sa bizarrerie de savant fou, passant avec aisance de la musique concrète à la musique de publicité, et de la science-fiction pour enfants à l’électronique psychédélique.
Benoit Deuxant