THERE IS NO ENEMY
L’« ennemy » de mon ami est mon ami !
Bonne nouvelle, la décennie 2000 est (presque) achevée, et avec elle, la relative mauvaise passe créative du groupe de Doug Martsch.
Alors que d’aucuns se demandent si le cycle musical récurrent des « post quelque chose » ne va pas bientôt opérer son basculement de click en passant enfin des années (19)80 à la décennie suivante (les «nineties») comme période de référence (indices : retour du shoegaze et réapparition de quelques figures emblématiques… avant un come-back du trip-hop ?), l’une de ses plus méritantes – mais trop méconnues - singularités se paie une inespérée quasi-cure de jouvence !
La trajectoire de Doug Martsch, tête pensante, chanteur guitariste et unique membre permanent de Built To Spill, suit une progression exemplaire à l’américaine, qui tend vers un zénith qualitatif tout en s’aménageant ici et là des zones de créativité annexes, qui loin d’affaiblir le projet initial, l’approvisionnent d’idées savamment éprouvées et le dopent d’une saine énergie à flux constants et sans déperditions dues à de mauvaises frustrations!
Originaire de l’Idaho, Martsch rejoint l’Etat voisin de Washington et le déjà très débrouillard et détaché label K Records (Beat Happening, Jeremy Jay…) où il fait paraître ses premiers faits d’armes sous le nom de Treepeople (1988-1994), qui cède rapidement le pas à Built To Spill formé peu de temps auparavant (1992). Reconnaissable entre mille, le rock façon Doug Martsch ressemble à une sorte de Neil Young rajeuni de vingt ans et pour lequel l’Histoire commence à s’écrire alors que l’indie US façon Modest Mouse ou Dinosaur Jr noircit ses plus belles pages. Guitares en roulis léger ou hennissantes mais toujours d’une élégance folle, et aussi concises dans les mouvements amples frisant les épopées guitaristiques des seventies qu’intelligemment nourries des 1001 trucs et astuces d’une génération (Pavement, Flaming Lips, Yo La Tengo) qui réenchante malgré tout la 6 cordes dans une période qui semblait vouloir tirer un trait sur elle ! Mais aussi des mélodies aux rondeurs presque végétales dans leur propension à épouser des articulations étonnamment complexes et variées tout en conservant une forme d’ensemble des plus immédiates, chantées d’une voix de nez qui fait constamment le grand écart entre retenue poignante et emportement maîtrisé. Gagnant pas à pas ses galons de notoriété par des albums toujours supérieurs aux précédents, Built To Spill atteint un premier sommet d’excellence dès son troisième disque (Perfect From Now On, 1997), confirmé par un très honnête successeur un poil moins flamboyant (Keep It Like a Secret,1999). Un sans-faute que Martsch complète en parallèle d’une réjouissante discographique « bis » avec The Halo Benders (3 plaques entre 1994 à 1998), sorte de super-groupe indie avec lui-même et Calvin Johnson (boss de K et ex un tas d’excellentes choses) en figure de proue, et jouant comme un cousin « relâché » voire facétieux de Built To Spill.
Mais l’entrée dans la décennie suivante s’apparente à une décrue. Chargé de défendre leurs intérêts, Warner Music assure, du moins pour l’Europe, une promotion quasi inexistante aux Ancient Melodies of the Future (2001) et You In Reverse (2007), disques en demi-teintes, affadis par quelques plans prog’ nébuleux et une absence de mélodies aux vertus contrastées sucré/pimenté.
D’où la relative bonne surprise d’un There is no Enemy alors que les dernières nouvelles de Martsch étaient celles, un peu tristounettes, d’une tournée limitée des clubs et un répertoire constitué de covers ! « Aisle 13 » rassure d’emblée, la voix de Doug n’a rien perdu de son panache tranquille même si on mesure les efforts du bonhomme pour contrecarrer les effets du grand sablier sur son précieux organe vocal. Côté guitares, ce n’est plus à une structure en filaments liquides se chevauchant et/ou fusionnant à vitesses changeantes mais à une succession de vagues sonores finement étagées en intensité (et quelques dorsales électroniques pour y parvenir) que s’arriment des mélodies toujours aussi limpides en surface et fourmillantes au-dedans. Presque pop dans sa facture, le central « Life’Dream » accueille une trompette qui s’entortille dans un mini solo, formant là un pont que même Wilco n’ose emprunter. À sa suite « Oh Yeah » suit une haletante progression avant un nouveau moment de bravoure sur manche à secouer l’indigne et récent forfait du vénérable Neil Young, et le groupe de poursuivre via l’emporté « Pat » (de loin le plus court titre), percutante missive lancée à l’adresse de ceux qui les estimaient bons pour la retraite. Étonnant, « Planting Seeds » a les traits d’un inédit de Keep It Like a Secret alors qu’il colle « presque » à une définition du nouveau rock à papa façon Death Cab For Cutie, et « Things Fall Apart » ressort encore une fois la trompette sans faire ciller quiconque. Et tout à la fin, comme pour réaffirmer un retour encré dans la durée, The Enemy s’achève sur un impeccable dernier feu d’artifice de guitares (le bien nommé « Tomorrow »).
Une adversité payante.
Yannick Hustache