RECOMPOSED - MAURICE RAVEL / MODEST MUSSORGSKY
Union libre
Que se passe-t-il quand la très sérieuse Deutsche Grammophon prie quelques-uns des producteurs electro les plus en vue de remixer des pistes enregistrées sous la houlette du respectable Herbert von Karajan ? Miracle ou sacrilège ?
À ce jour, quatre producteurs talentueux ont répondu à l'appel de Deutsche Grammophon pour la série «ReComposed»: Matthias Arfmann, Jimi Tenor, ainsi que Carl Craig et Moritz von Oswald alias Maurizio.
Après les relectures de Dvorak, Wagner, Albinoni et Tchaikovsky par Matthias Arfmann, le Finlandais Jimi Tenor a insufflé son vent de folie à différents compositeurs sélectionnés parmi les archives de la Deutsche Grammophon. Jetant son dévolu sur des pièces soit minimalistes («Vexations» d’Éric Satie), soit électroacoustiques (Pierre Boulez, Steve Reich, Edgar Varèse), le multi-instrumentiste a volontairement fait l’impasse sur les œuvres orchestrales classiques et romantiques en raison d’arrangements trop denses. Selon l’adage «Less is more», Jimi Tenor a habillé avec talent des pièces pas toujours faciles d’accès, les rendant intelligibles pour l’auditeur néophyte. Et entendre Pierre Boulez passé à la moulinette «easy listening» à quelque chose de particulièrement jouissif…
Si les relectures de Matthias Arfmann et de Jimi Tenor restent dans l'habituel format «maxi», Carl Craig et Moritz von Oswald se sont prêtés au jeu des structures classiques: leurs réinterprétations très personnelles de Maurice Ravel et de Modeste Moussorgsky se déploient en neuf mouvements enchaînés, dont le crescendo atteint son paroxysme à l'avant-dernier titre qui se retrouvera, à coup sûr, dans bon nombre de DJ bags.
Il faut dire que les deux producteurs n’ont pas opté pour la facilité en s’attaquant au Boléro de Ravel, choix casse-gueule s’il en est. Le duo germano-américain s’en sort pourtant avec brio, évitant de tomber dans la paraphrase en se réappropriant complètement les bandes. Au Boléro s’ajoutent la Rhapsodie espagnole de Ravel et Les tableaux d’une exposition de Moussorgsky, les sons s’emmêlant les uns aux autres jusqu’à ne faire qu’un grâce au doigté de Craig et von Oswald. Si la rythmique du Boléro est reconnaissable à l’un ou l’autre moment, c’est pour mieux s’en éloigner par la suite, brouiller les pistes et offrir à l’auditeur déboussolé une apothéose majestueuse en fin de parcours.
Car ce ReComposed est une véritable histoire d’amour de la musique. Une histoire de respect. Le duo ne se contente pas de passer les bandes à travers des filtres et des effets ni de les rehausser de rythmes techno, Carl Craig et Moritz von Oswald ont complètement digéré, assimilé les enregistrements originaux. Ils ont absorbé chaque note, chaque piste pour s’approprier les œuvres dans leur globalité. Une écoute globale qui rejaillit dans leur travail de recomposition.
Catherine Thieron
Classic meets electronics
Discographie sélective
Wendy Carlos : « Switched-On Bach » (1968)
Proche de Robert Moog, concepteur des synthétiseurs du même nom, Wendy Carlos fait figure de pionnière en se spécialisant dans les musiques électroniques dès le milieu des années 60. Sur ce premier album, elle passe Bach à la moulinette Moog et reçoit les hommages de Glenn Gould himself qui qualifie son premier essai de «disque de la décennie». Accessoirement, Switched-On Bach sera album de platine et emportera trois Grammy Awards.
Test Dept. : « Pax Britannica » (1991)
Véritable symphonie pour chœurs et orchestre, forte des percussions chères au groupe accompagné ici par le Scottish Chamber Orchestra et le Schola Cantorum d’Edimbourg.
SPK : « Zamia Lehmanni (Songs of Byzantine Flowers) » (1992)
Délaissant brièvement ses travaux sonores autour de la maladie mentale, Graeme Revell, alias SPK, compose un véritable chef-d’œuvre de musique électroacoustique, allant complètement à contre-courant de sa réputation noise/industrielle et qui lui permettra d’entrer de plain-pied dans la composition pour le cinéma.
Sylvain Chauveau : « Down to the bone » (2005)
Depeche Mode revu et corrigé par le musicien français avec l’aide d’un quatuor à cordes. Dépouillées jusqu’à l’os, les chansons de Martin Gore gagnent en intensité.
Maxence Cyrin : « Modern Rhapsodies » (2005)
La preuve par quatorze (titres) que la musique électronique peut être hautement mélodique: sous les doigts du pianiste français, des artistes divers - d’Aphex Twin à Moby via LFO et Massive Attack - sont repris en toute simplicité.
Jeff Mills & l'Orchestre National de Montpellier : « Blue Potential » (enregistrement public au Pont du Gard le 2 juillet 2005, publié en 2006)
Pour les vingt ans d'inscription du Pont du Gard au patrimoine mondial de l'UNESCO, l'Orchestre national de Montpellier s'est associé au Dieu vivant de la techno de Detroit. Les arrangements de Thomas Roussel font définitivement tomber les barrières entre les genres, entre envolées de cordes et rythmiques électroniques. Le CD est accompagné d'un DVD comprenant le concert, des interviews et un documentaire sur cette création hors du commun.
London Sinfonietta : « Warp Works & Twentieth Century Masters » (enregistrements publics de 2003 et 2004, publiés en 2006)
Née du désir de rapprocher les artistes du label Warp (ici Aphew Twin et Squarepusher) et leurs illustres prédécesseurs (entre autres John Cage, Steve Reich et Karlheinz Stockhausen), cette série de concerts du London Sinfonietta, ensemble emblématique de la musique contemporaine, propose une belle porte d'entrée pour découvrir la musique - pas toujours très accessible - des compositeurs d'avant-garde d'hier et d'aujourd'hui.
Gabriel Yared & Underworld : « Breaking and Entering » (2006)
Réunis par Anthony Minghella pour son film Breaking and Entering, le compositeur d'origine libanaise et le duo anglais ont composé une musique à la fois complexe et sensible. Les arrangements de cordes somptueux du premier côtoient avec naturel les textures électroniques brutes et râpeuses des seconds, offrant à l'auditeur des ambiances sonores paradoxales et néanmoins complémentaires.
Francesco Tristano : « Not for piano » (2007)
Pianiste hors pair, l'enfant terrible de la musique classique s'approprie, entre deux compositions personnelles, des titres de Derrick May et de Jeff Mills, prouvant que la techno peut être bien plus mélodieuse que certains ne voudraient le croire.
Laibach : « Kunst Der Fuge » (2008)
Quarante ans après Wendy Carlos, Laibach revisite Bach à sa sauce (cf. l'avis de Benoit Deuxant).
Catherine Thieron