LUMIÈRE SILENCIEUSE
Il n’y a pas une forme unique de cinéma de la lenteur qui s’inscrirait dans une opposition primaire entre action et inaction. Si les manières de traiter l’action sont multiples, il en est de même de « l’inaction » (toujours trompeuse). Les films lents ne sont pas dépourvus d’action. Les déclarations du genre : « dans ce film, il ne se passe rien, ça manque d’action » sont des manières négatives et erronées de caractériser ce cinéma qui explore d’autres relations au temps. Entre « Jeanne Dielman, 23 Quai du commerce, 1080 Bruxelles », de Chantal Akerman, « I Don’t want to sleep alone » de Hei Yan Tsai ou encore le paralytique « Hamaca Paraguaya » du Bolivien Pas Encinas, les lenteurs ne se ressemblent pas, ni par leurs mobiles, ni par leur esthétique, ni par leur rythme… Dans le premier long métrage de Reygadas, la lenteur surgit sous une forme peu répertoriée, une sorte d’écrasement des éléments narratifs pour mieux en montrer la texture, et il en fera son style. Elle procède d’une attention excessive, maladive, à la confusion. Cette confusion, ce trouble qui naît des choses fixées trop longtemps. La durée d’un plan est calculée selon le temps nécessaire pour faire comprendre le bout d’action qui s’y déroule et se connecte à ce qui se passe avant et après. Si cette durée est prolongée au-delà du temps strictement nécessaire, d’autres significations commencent à grouiller. C’est la confusion même de la vie où tout aurait pu être différent si… Comment la vie, riche d’alternatives, induit hésitations, bifurcations et complexifie le récit de possibles vite laissés pour compte. Pourtant, bien qu’abandonnés, ils laissent leurs traces dans la biographie, participent au bagage culturel, restent sous-jacents aux choix effectués. Les pistes non retenues instruisent, forment. Ainsi, Japon, repose sur un projet on ne peut plus radical, recherchant la ligne droite exclusive: sur le modèle des samouraïs, un personnage décide d’accomplir une marche de trois jours pour trouver l’endroit idéal où mettre fin à ses jours. On imagine sans peine la rumination, la fermentation qui accompagne ce pèlerinage et la manière différente de regarder tout ce qu’il voit pour la dernière fois. Au fur et à mesure qu’il contemple les choses, les objets, la nature, les personnes, dans une sorte d’examen et d’adieu, avec un regard lent qui s’attarde, qui n’a plus grand-chose d’autre à faire, elles se transforment, elles parlent autrement, elles amorcent une autre perception et compréhension de la réalité. À la limite, ce qui semblait « sans histoire », un arbre, un mur blanc, gagne une épaisseur intrigante, une autre dimension, chaque point devient le centre d’autres récits en latence. C’est dire qu’à chaque plan, à chaque image, naturellement, le projet implacable du suicidaire semble pouvoir être dévié, prendre des détours, des traverses, s’altérer, se perdre dans un procès infini au verdict jamais rendu. La lenteur chez Carlos Reygadas m’évoque celle exploitée par Proust dans une scène célèbre de La Recherche : le baiser à Albertine. Ce geste en général assez rapide - la distance entre deux êtres étant plutôt courte dans ces circonstances - le narrateur le décortique et le tire en longueur, pour, méticuleusement, décrire avec précision ce que l’on perçoit autour du geste que l’on est en train d’accomplir, sans jamais mettre de mots dessus par peur d’être arrêté dans le feu de l’action, donc toute une série d’informations qui subissent un certain refoulement nécessaire si l’on veut ne pas entraver le mouvement de vie. Proust scrute le changement des perceptions dans le rapprochement des deux visages en ne faisant l’économie d’aucun détail. Ainsi, d’une perception d’ensemble du visage, harmonie qui déclenche l’attraction, on glisse dans la destruction de cette impression attirante au fur et à mesure que le visage vers lequel on approche, se morcelle, ne donne à voir que différentes composantes perçues comme des déformations qui peuvent presque incommoder, sembler inconvenantes, la surface d’atterrissage ne ressemble plus au visage connu, c’est un terrain inconnu. L’image visuelle se déstructure, implose, et la première perception d’harmonie qui avait suscité l’envie du baiser ne se retrouve que lorsque le contact charnel s’établit, dans l’union des deux bouches. Entre-temps, le grain de plus en plus épais aura dérangé la réalité, fait douter les sentiments, aura désorienté les désirs, dans un mélange de sordide fantastique, de lucidité cérébrale et de baroquisme exaltant. C’est ainsi, il me semble, que ça se passe dans le premier film de Reygadas où, en passant à la loupe les ruminations et pérégrinations d’une errance morbide, on oscille entre le transcendant et le mauvais goût, au gré des exagérations, des gros plans, des illuminations, des combats intérieurs entre la vie et la mort. Ce style se retrouve, avec des nuances, dans le troisième film de ce réalisateur mexicain, avocat de formation, venu au cinéma en autodidacte et ayant réalisé ses quatre premiers courts métrages à Bruxelles.
« Stellet Licht » («Lumière silencieuse» - 2007) est une histoire de lumière intérieure, volée au soleil, et qui brûle. Une lumière des éternels retours où, sous la loi religieuse, les sentiments sont toujours éprouvés comme nouveaux, entre joie et malédiction… La caméra démarre du cœur de la matière, traverse la voie lactée, avance vers la terre, embrasse et réveille les ténèbres. Une nuit d’encre fertile. Stridence des insectes, polyphonies batraciennes, chants des oiseaux. Mugissements des troupeaux, colères métaphysiques des bovidés. Déchirements de la vie, déchirements vitaux. Premier signal du jour, lever de soleil comme le début d’un monde, d’une histoire qui résume toutes les autres, l’amour et l’adultère, certains parlent de péché originel. Toute cette introduction est somptueuse, ouvrant sur une incroyable dilatation de l’espace, en procurant la sensation céleste de pouvoir embrasser cette vastitude qui échappe à toute règle, le temps hors contrôle, profondément singulier. Carlos Reygadas nous réserve la même confrontation bouleversante, dans une scène jumelle, vers la fin, en filmant la métamorphose du visage d’une morte migrant vers une autre vie, comme envahie par la résurrection.
Le cadre très large est celui d’une communauté religieuse mennonite (nord du Mexique) et, par contraste avec les images sans limites de l’introduction, le temps y est celui de la condition terrestre, rythmé depuis toujours par le tic-tac impérieux de l’horloge. Qui empêche de penser par soi-même, de compter, de s’échapper. Dès la première scène, le personnage principal arrête l’horloge. Il ne veut plus subir sa loi, il veut éprouver la plénitude du début, « des débuts ». C’est le père qui relancera l’horloge vers la fin de l’histoire comme pour fermer une parenthèse, décréter le retour à la normale, juste avant que le fantastique prenne le pouvoir de façon imprévisible. Le personnage central, marié et s’étant reproduit de nombreuses fois, est attiré par une autre femme. Il ne me semble pas, pour autant, que le thème central soit le scandale de l’adultère dans une communauté religieuse passablement fondamentaliste. Ce n’est pas cette confrontation qui l’intéresse. Ce contexte religieux lui permet de délimiter une terre vierge et de filmer les tensions des sentiments et émotions comme dans leur premier surgissement, encore émois inconnus. Comme le titre l’indique, le rôle principal est tenu par la lumière. Captée par un travail photographique exceptionnel (et un repérage poussé des lieux et des heures où le jour donne ses éclairages les plus en phase avec le projet), et probablement retravaillée en studio. Une lumière qui évoque celle des peintres mystiques flamands, de certains portraits religieux de la Renaissance. Une lumière « exagérée » proche aussi de certaines illuminations de peintres naïfs. Lumière fertile, comme un fluide spirituel, sur les corps, les visages, les plantes, la poussière, les champs, les maisons… L’autre distinction est la bande-son qui donne un rythme particulier à la lenteur narrative, qui la place dans un cosmos étrange et donne véritablement une matérialité musicale au silence lumineux. C’est une remarquable partition concrète, poétique. Le son joue un rôle essentiel dans l’effet captivant de ce film. La nature, les objets, les bruits sont rendus d’une façon très charnelle, comme des étoffes légères et voluptueuses qui flattent les sens. Sans oublier la langue tout à fait particulière, que l’on entend rarement ailleurs et donc que l’on n’a pas dans l’oreille. Elle renforce l’atmosphère d’un lieu inconnu, d’un ailleurs où résonnerait une langue oubliée (rôle tenu par le plautdiesch) !?
Le film avance donc lentement, chaque scène composée comme un tableau, sans forcément éviter l’emphase. Mais quand elle surgit, elle devient un élément du décor, une couleur, une texture, un maintien qui est décrit, montré, comme intégré aux manières d’être, naturelles, de ces individus toujours observés par Dieu. Une simplicité un brin guindée, rituelle, comme si elle était toujours aussi l’exécution d’un ordre, d’un sacrifice. Le film est lent, comme le temps infini de la perte en confusion avec celui de l’éternité, mais réserve tellement de surprises, petites et grandes, qu’il tient en haleine, rien que par ses décors, ses lumières, cette façon d’animer le paysage compris comme une idée du paradis perdu. Les acteurs subjuguent, eux aussi déformés par la lenteur qui les scrute. Les scènes avec les enfants coupent le souffle de vérité. Leurs visages, leurs gestes, leurs yeux, leurs mots, à table, dans la scène de baignade ou celle de deuil par exemple, à l’intérieur du cadre rigoureusement préparé par le cinéaste (tout est écrit avec grande précision), sont auréolés d’imprévus, microscopiques, pétillants. La caméra retourne d’où elle venait, le soleil se couche, elle est absorbée par la jungle nocturne, le trou noir, la matière sans nom où il n’y a ni action ni inaction, ni vitesse ni lenteur…
Pierre Hemptinne