MON FRÈRE JACQUES par PIERRE PRÉVERT
Mon frère Jacques par Pierre Prévert est un bel objet.
On peut le comparer à un livre volumineux. Comme toute bonne biographie
digne de ce nom, c'est un recueil qui fera le bonheur de beaucoup de monde :
tous les cinéphiles (et surtout les amateurs de cinéma français),
les curieux en général, les amateurs de belles rencontres et les
poètes. Cet ouvrage demande « un peu » d'investissement
personnel (pas moins de 387 minutes au total). On n'est nullement obligé
de tout regarder d'une traite, comme tout bon livre, on peut s'y promener au
hasard des chapitres, le regarder petit bout par petit bout, le savourer pleinement
et faire durer le plaisir, en faire des fines tranches de bonheur.
Ce projet démarre de Belgique en 1961. Jacques Ledoux, directeur de la
Cinémathèque Royale, et la RTBF ont envie de tirer le portrait
de Jacques Prévert, et qui mieux que Pierre Prévert, son frère
cadet, cinéaste de profession, pourrait brosser un portrait singulier
de cet artiste touche-à-tout hors normes.
Dès la première image et sa première réflexion sur
la télévision (qui est toujours criante de vérité
à l'heure actuelle), on sait être embarqué dans une aventure,
une véritable odyssée artistique, dans un monde riche, en rencontres
- Arletty, Jean Gabin, Marcel Carné, Paul Grimault, Pierre Brasseur,
etc. - en extraits de films ( Quai des brumes, Le Jour se lève,
Les Portes de la nuit, Les Enfants du paradis …), en textes (notamment
dans le beau livret, très complet et richement illustré qui accompagne
le DVD), en dessins et collages, en chansons, bref riche en Jacques Prévert…
Toutes les disciplines artistiques sont à l'honneur. Pierre met littéralement
Jacques et ses comparses en scène dans un montage qui passe souvent du
coq à l'âne. Les Prévert, c'est une tribu basée sur
l'amitié et la connivence, on y entre en jubilant, on a l'impression
d'en faire partie, notre télévision devient théâtre,
notre salon est le leur, on est un spectateur comblé et ravi de faire
partie de cette bande d'amis.
Mais ce document est aussi une réhabilitation, celle de Pierre Prévert,
qui n'est pas seulement le frère de l'autre, mais aussi un cinéaste
doué. On s'en rend compte à travers le troisième DVD rempli
de raretés filmographiques dont trois films réalisés par
Pierre Prévert (à partir de deux textes de Jacques), Paris
mange son pain (tourné en 1958), Paris la belle (en 1959)
et surtout le superbe Le Petit Claus et le grand Claus (tourné
en 1964 et avec Paul Grimault comme imagier et décorateur).
Deux autres documentaires méritent aussi le détour : Violons
d'Ingres (1939) de Jacques-Bernard Brunius, un document qui rend hommage
aux inventeurs du dimanche, et Aubervilliers (1945) d'Eli Lotar, projet
qui, au départ, est une commande de la municipalité communiste
d'après-guerre pour montrer l'état de délabrement dans
lequel se trouvait la cité suite à la politique menée par
la précédente équipe municipale.
Ce DVD est un pur bonheur et les bonheurs qui durent plus de cinq heures ne
sont pas très courants.
Vous trouverez bon nombre d'œuvres de Jacques Prévert dans nos centres
de prêt, tant en nos collections Fiction (vidéos et DVD), que Médias
littéraires, Jeune public et Chanson française (dont une anthologie
en huit CD). Les vrais plaisirs n'ont pas de fin.
(Thierry Moutoy, Uccle)
Aubervilliers, 1945. La municipalité communiste au pouvoir commande
un film à Eli Lotar (qui a travaillé avec Luis Bunuel et Jean
Painlevé) et Jacques Prévert. Le but de ce film de propagande
était de montrer l'état dans lequel l'ancienne municipalité
a laissé la cité : un îlot insalubre, une ville épave,
en ruine au sens propre comme au figuré, où l'espoir a fait place
à la fatalité. « Les gentils enfants d'Aubervilliers
qui plongent la tête la première dans les eaux grasses de la misère
où flottent les vieux morceaux de liège avec les pauvres vieux
chats crevés » comme le chante Germaine Monteiro sur
une musique de Joseph Kosma. Et pourtant ce film ne vire pas au pathétique
, grâce à la magie visuelle de Lotar et au texte poétique
de Prévert. Le ton est juste. Tellement juste que les images furent jugées
trop nocives pour le nombreux public des week-ends. Le film fut retiré
de la programmation le samedi et le dimanche, jour d'affluence familiale par
excellence. Ce fabuleux documentaire se termine par ces paroles «
ce monde qui doit absolument changer et qui finira bien par changer ».
Aubervilliers, 2005. Après les incendies de plusieurs « appartements »
(on devrait plutôt parler d'abri de fortune pour désigner un endroit
où s'entassent des familles sans eau ni électricité), on
reparle d'Aubervilliers et une fois de plus c'est le même constat malgré
qu'un demi-siècle se soit écoulé. La seule différence,
l'apparition de la couleur. Cela rend peut-être la vie moins noire. Mais
qui se soucie de ces laissés-pour-compte de la société
dite moderne ? Certainement pas Luc Besson occupé à tourner
un film publicitaire ventant les mérites de la ville de Paris, candidate
aux Jeux olympiques. Il ne reste que les journalistes en manque de sensationnel.
Et maintenant, on montre les images le samedi et le dimanche en vitesse, sans
s'attarder sur les personnes qui y vivent, sans même savoir ce qu'elles
font, on nous les montre juste pour combler une minute entre la montée
du pétrole et le sport, et demain on aura tout oublié. On nous
montre la misère comme un nid de poule sur la route du progrès,
ça gâche le paysage, mais il suffit seulement de s'en écarter
pour éviter son contact et le lendemain on n'y pense même plus.
Alors que le document Aubervilliers, lui, traverse les temps. On aurait voulu
qu'il soit une œuvre majeure du documentaire de propagande et pas un triste
rappel de la réalité ambiante.
Aubervilliers se trouve sur le troisième DVD de Mon frère
Jacques par Pierre Prévert .
(Thierry Moutoy, Uccle)