OEUVRES POUR PIANO: PRELUDE, CHORAL, FUGUE I,II,III / ....
De l’orgue au piano, structures polymorphes
« On doute
La nuit...
J'écoute
Tout fuit,
Tout passe
L'espace
Efface
Le bruit »
(Victor Hugo, Les Djinns, dernière strophe)
Compositeur atypique mais influent – du moins de son vivant – César Franck (1822-1890) a su, par la position intermédiaire qu’il occupait entre églises et salles de concert, détacher l’orgue des cathédrales.
Cet affranchissement connut deux stades. Au départ, César Franck initia comme interprète la possibilité d’une souplesse : ce furent de fulgurantes improvisations que seule une rare intimité et une véritable intelligence de l’instrument pouvaient permettre. L’orgue vibrait à travers lui et il lui répondait, abolissant tout rapport de force. La suite advint de façon métonymique, c’est-à-dire spirituelle. Si proches l’un de l’autre qu’on n’aurait pu dire qui de l’orgue qui du compositeur était le maître ou le serviteur, l’un passa dans l’autre et ils ne furent plus qu’un. Le son de l’orgue, sa texture densément composite, accompagnaient César Franck partout, tel le sansonnet de Mozart, se glissant dans l’orchestre bien sûr, puisque l’orgue à lui seul en est un, mais aussi dans le piano, le violon… Possession ou connivence secrète, cette hybridation entre un musicien et son instrument devait également influer sur la nature profonde de l’œuvre, harmonieusement éployée entre le profane et le sacré.
Mais César Franck n’a pas toujours travaillé dans une telle intensité de rapports avec l’orgue ni même, plus généralement, avec la musique. Etouffé par l’ambition d’un père qui voulait faire de lui un virtuose lucratif, puis, une fois émancipé de sa famille, financièrement pressé d’enchaîner cours et concerts, l’homme ne s’approcha de l’orgue que par nécessité. Qu’importe, la rencontre fut féconde ; de la pratique contrainte naquit l’intérêt, l’affinité jusqu’à – fait assez rare – l’art lui-même.
Sans doute César Franck se distingue-t-il moins par le style ou la construction pourtant très étudiée de ses compositions, que par cet écho que l’orgue y introduit. N’indiquant dans un premier temps rien d’autre que la ferveur dont elles sont issues, les œuvres pour piano deviennent l’expression formelle d’un syncrétisme. Le pianiste Bertrand Chamayou l’a fort bien compris, et c’est ainsi qu’il oriente son jeu, parvenant à le déployer dans un espace paradoxal. L’orgue resurgit en échos multiples, il transforme la texture sonore du piano en la soumettant à son propre esprit de confinement, le son s’amplifie et se referme. Ça résonne, ça vibre, ça se dilate et se rétracte. À l’air libre, c’est le poème symphonique Les Djinns d’après Victor Hugo : le piano brasse l’air contre l’orchestre, s’élève et retombe en cascade par séquences courtes qu’on dirait, aujourd’hui, cinématographiques. En chambre, ce sont deux triptyques assez délicats, empreints d’un romantisme tardif, que l’orgue à l’intérieur, effet d’entrailles, sature d’ombres et de prières. Une écriture mouvante et chromatique héritée de Bach permet que ces grondements sourds remontent à la surface et hantent la musique. A l’écoute, le corps fasciné semble lui aussi receler un orgue caché.
Catherine De Poortere