SPLEEN DE PARIS (LE)
Au cœur de sa dédicace à l'éditeur et écrivain Arsène Houssaye rédigée en 1892 (et que d'aucuns ont jugée biaisée, s'adressant plus au lecteur qu'à un littérateur qu'il appréciait modérément), Charles Baudelaire dévoile l'ambition de ces « Petits poèmes en prose » qu'il écrit à la fin de sa vie: « Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience? ». Quarante des cinquante textes qui composent le recueil seront publiés de-ci de-là dans la presse du vivant de Baudelaire, mais l'intégralité de l'ouvrage ne sera publiée qu'en 1869, soit deux ans après la mort de l'écrivain. Si, à l'exception de son Épilogue, Baudelaire abandonne ici la rime, son écriture ne vient pas contredire son sous-titre de «Poèmes en prose» grâce à son souci du rythme (malgré ce qu'affirme le poète ci-dessus dans sa préface), de la structure et d'une langue imagée et métaphorique. Une langue qui unifie des textes par ailleurs de natures assez différentes, parfois à la limite de la critique ou de l'essai.
Les Éditions Thélème ont eu la bonne idée pour ce coffret de trois CD de reprendre pour cinq des poèmes, les versions en vers correspondantes. On peut ainsi par exemple se livrer au petit jeu de la comparaison entre Un hémisphère dans une chevelure (en prose – « Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l'odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme altéré dans l'eau d'une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l'air. Si tu pouvais savoir tout ce que je vois! Tout ce que je sens! Tout ce que j'entends dans tes cheveux! Mon âme voyage sur le parfum comme l'âme des autres hommes sur la musique ») et La Chevelure (en vers – « Ô toison, moutonnant jusque sur l'encolure! / Ô boucles! Ô parfum chargé de nonchaloir! / Extase! / Pour peupler ce soir l'alcôve obscure / Des souvenirs dormants dans cette chevelure, / Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir! / La langoureuse Asie et la brûlante Afrique, / Tout un monde lointain, absent, presque défunt, / Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique! / Comme d'autres esprits voguent sur la musique, / Le mien, ô mon amour! Nage sur ton parfum »).
Force de frappe commerciale oblige (dizaines de milliers de spectateurs d'un côté, millier d'auditeurs de l'autre), pour le public Denis Podalydès est avant tout un acteur de cinéma (dans les films de son frère Bruno Podalydès: « Le Parfum de la dame en noi r» ou « Liberté-Oléron », dans son propre « Versailles rive gauche » ou chez Tavernier, Bruni-Tedeschi, Ducastel ou Green… ). Peu de gens savent qu'à côté de ses carrières d'acteur de cinéma et de théâtre, le sociétaire de la Comédie française est aussi un lecteur très courtisé par les meilleurs labels d'audiodisques (Thélème éditions et Frémeaux & associés). Dans le passé, à côté de lectures d'Agatha Christie ou Marcel Aymé, c'est avec brio qu'il s'est tiré de la lecture de textes philosophiques anciens, a priori peu évidents à rendre immédiatement interpellants et passionnants, tels que « Le Discours de la servitude volontaire » de La Boétie, « Le Contrat social » de Rousseau ou « L'Apologie de Socrate » de Platon. En tant que lecteur - et donc interprète -, Denis Podalydès est de ceux qui - comme les meilleurs des pianistes accompagnateurs de films muets par exemple - se mettent au service de l'œuvre, qui ne donnent pas dans la surenchère des effets mais plutôt dans la «lisibilité» de la diction, dans la clarté de la compréhension du texte. Si quand, au long de seize CD, il applique cette rigueur un peu détachée au « Voyage au bout de la nuit » de Céline cela peut paraître manquer un rien de saleté, de truculence et d'excès, ici le même genre de maîtrise donne à écouter et à redécouvrir dans toute leur splendeur des mots qui se suffisent à eux-mêmes.
Philippe Delvosalle