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Pointculture_cms | critique

TUÉ MON AMOUR

publié le

Charles Pennequin & Jean-François Pauvros : "Tué mon amour"

 

 

De la poésie éructée, écorchée, subtilement vicelarde, improvisée vive, jeux de mots abrupts sans filet au-dessus des pulsions et blessures directement ouvertes sur l'environnement nerveux, saturé d'affects destructeurs, jet verbal inspiré accompagné d'une méga-guitare électrique

La poésie est très proche de la chanson. Pourtant, elle offre des espaces laboratoires plus libres. On peut y affronter la langue de manière plus directe, sans prendre de gants. La chanson doit se vendre sur les radios, sur les scènes, dans les studios, dans les journaux, à la télévision, partout si possible. La poésie n’en a rien à foutre, on lui fout une paix royale. Petits livres, petits éditeurs, petits publics, petits prix. Alors, avec la poésie, un jour, on prend le verbe, ou ce qu’il en reste, en pleine poire, au creux de l’estomac. Et tout à coup, on est estomaqué, on s’estomaque, rien qu’avec quelques mots tout simples, presque simples d’esprit, voire vulgaires, qu’un poète nous balance en faisant le malin, en faisant la circulation des mots rescapés, éclopés et gros, par défaut. Quoi! Quelques mots font cet effet-là, on ne sait plus où se mettre, ils nous font mettre les pieds dans le plat de la vie, alors que, pourtant, on encaisse tous les jours des flux d’images hyper-sophistiquées en dolby stéréo qui nous montrent la grande téléréalité du monde entier !

Tué mon amour, c’est comme un graffiti et une énigme rhétorique, la confusion entre forme verbale et écrite. Un signe que quelque chose est mort, assassiné ou suicidé. Le symptôme que l’amour ne peut plus se chanter comme autrefois. Le temps des muses est terminé. C’est l’aveu abrupt aussi de l’obsédante proximité entre mort et amour dans une célébration rock déjantée, carnage collectif de l’amour au sein duquel jaillissent de nouveaux œufs de renouveau, à gober, en vitesse… Charles Pennequin n’écrit plus, il n’a plus le temps, il bascule dans l’oral. «Je parle dans la parle, je ne sais pas, je ne sais plus». Il improvise, entre le taire et le parler, le pensé et non pensé, avec une langue raréfiée, rabotée, amputée, lobotomisée, prolétarisée. Juste quelques mots de survie, les termes thermodynamiques auxquels les écrans publicitaires et les stades de foot résument nos pulsions langagières, et qui tournent, comme fauves en cage, dans le périmètre de deux idées qui se bouffent l’une l’autre: baiser et/ou être baisé. Pulsions meurtrières. Le poète Pennequin improvise avec quelques moignons de vocabulaire, qu’il caresse, branle, scande comme un débile urbain, comme une force de la nature aux neurones ravagés par les ondes de l’absurde hypermoderne. Le poète a été victime de ce court-circuit dans l’imaginaire central qui affecte de nombreux cerveaux vendus aux écrans les plus offrants. Il ressemble désormais au boxeur transi de Lapointe effeuillant, massacrant ses petites fleurs contondantes. Hagard. Perdu et grotesque. Sale gosse dans une grande carcasse de lutteur tatouant son lexique brutal à même le cuir délétère de l’époque brutale. Des mots, des propositions sommaires qu’il conjugue à tous les temps audibles et inaudibles, à l’endroit à l’envers, en criant ou en serinant de manière enfantine, déchirant les syllabes, charpie qu’il transforme en pelure spongieuse de régression. Il suce quelques mots comme on suce son doigt pour le faire disparaître dans le trou de la bouche. Il est expulsé de son intérieur par le chômage, l’abandon social, l’absence de travail qui ronge les entrailles, la perte de dignité qui fait hurler incrédule «qu’est-ce qui va encore me proposer du travail» pour enchaîner avec «je ne veux pas entrer dans le contact avec moi». Incapacité de renouer avec la construction de soi, le travail sur soi. Nous sommes des chiens, des porcs, des cochons qui salopons la terre, tout. «J’aime toi, je t’imite, t’imite, gémis toi, j’ai mis toi, j’m’imite, m’aime en toi, aime toi, même en toi», deux trois trucs, ainsi, alignés en comptines ulcérées, en supplications pleurées vociférées, lettres qui se mélangent, voyelles et consonnes qui voyagent, lacérées, mises à sang, et voilà, la poésie, la langue n’est plus qu’une membrane primale, hyper-ventilée, hyper-irriguée, fragile, palpitante, tuméfiée, translucide, dégoûtante, un masque matriciel, une cagoule vivante qui recouvre le poète gesticulant. La membrane d’un trou. Qui s’éteint et s’allume au rythme de la Télévision. «On aime son téléviseur; On est dedans.» La membrane est la ville (le modèle moteur de la ville moderne) qui est un trou, d’ailleurs. Où prolifèrent les manques, les absences, les vides, les pannes, toutes ces fuites de sens, physiques, charnelles, qui trouent la peau, la chair, le cerveau, le cul, tout est régi par ces trous. Il y en a tellement, forcément, on tombe sans arrêt, on est toujours en train de tomber dans un trou. Et quand les citadins partent à la campagne, ils transportent leurs trous et les plantent un peu partout. Ils voudraient bien en sortir, ils aimeraient bien avoir un langage, ils achètent le journal, mais le journal est un trou aussi. Le beau grand trou beckettien version prix terrifiants. Toute l’agitation des organes, ceux d’en bas et ceux d’en haut, consiste à trouver un bord, tous les coups sont permis pour y arriver, un bord qui rende possible de balancer dans le trou toute l’accumulation des problèmes, «mourez sans engagement de votre part comme on dit qu’ils disent à la télé».
Le bord, ça peut être la baise, pourquoi pas. «La bonne grosse baise» comme dit le poète et ça jette un froid dans notre banalité pornographique. C’est qu’il exhibe sans fioriture, en finaud qui joue l’épais, quelque chose d’indécent qui lie la non-baise à la baise, qui supprime la séparation entre les deux, et révèle ainsi le règne de l’obscénité ordinaire, banale qui, imperceptiblement, fait en sorte qu’il n’y ait quasiment plus de non-baise. L’aborder aussi crûment, c’est mortel, c’est comme si ça trouait l’ultime membrane du langage, juste avant la mort, et que le quotidien se trouvait submergé de pulsions à n’en plus savoir qu’en faire, une pêche miraculeuse, empoisonnée. Les pulsions remplacent les désirs comme l’invasion d’algues vertes asphyxie la vie sous-marine. Alors le poète clame cette angoisse froide de la baise qui «troue le cul d’envies sans vivre», mais en restant à ras de terre, parce qu’y en a marre des racontars, des promesses télévisuelles, et qu’il n’y a pas intérêt à s’éloigner de son os quand «il est de plus en plus difficile de planquer ses moignons dans du vivant, bien au chaud.»
Du plus crade aux fulgurances les plus belles, étincelantes dans la fange téléréelle, les performances de Pennequin décoiffent. Elles régénèrent aussi les questions de fond. Il s’agit, ni plus ni moins, de «poser la question du poète dans la cité, non seulement comme «créateur», mais comme «destructeur», non seulement comme destructeur, mais comme «producteur», ce qui est pour Benjamin une façon de poser la «question du droit du poète à l’existence» politique.» (G. Didi-Huberman)
Dans la manière de parader avec les mots, de faire le malin, de prendre à revers le beau langage comme la seule issue pour continuer à parler, à respirer dans le trou, il y a du Homer Simpson, exacerbé, cynique, paumé, «troué en lui-même». Depuis la berceuse fêlée «quoi qui nia» qui laisse percer un désarroi immense jusqu’aux leçons de vie surréalistes, en passant par la manière, transgressive, mais désarmante, de chanter l’attachement obsessionnel à sa bite. Avec une candeur inouïe. Ainsi, «Slow Bite», sur fond de références à quelques vieux dégueulasses littéraires. Petite liturgie du dénuement exhibitionniste. Le dépouillement, le refus d’habiller la chose atteint finalement une sincérité désarmante, au-delà de l’explicite sans grâce, la grâce revient dans cette manière la plus nue d’exhiber son organe en mots, son organe de mots, avec dans le ton et les inflexions, une grande fragilité, vulnérabilité dénudée de tout machisme matamoresque. La bite, par le va-et-vient du slow verbal, perdant tout genre affirmé, tranché, un entre-deux, aussi bien trou que bite, un mélange d’où pourrait bien jaillir de nouveaux mots, enfin. «Tu veux manger ma chair. Tu veux être moi. Ma propre bite. Et que je sois plus rien. Plus rien qu’un mangé de bite…». Exemplaire dialecte, crue et neuve, décrassée, autour du trou.
Le travail du guitariste Jean-François Pauvros est exceptionnel. Il fouette l’intérieur des textes morcelés, extériorise la matière éreintée des poèmes, déploie les contextes névrotiques comme des gouffres où cognent les mots, perdus. Il fait hurler les désirs dissociés de leurs mots. Il fait vomir le vide qui remplit les trous. Accélère les flux, projette, fracasse les idées, les concepts. Il percute ou accompagne d’une petite musique intérieure, lunatique, décalée, approche de nouvelles tendresses paumées. Un texte-guitare à part entière.

Pierre Hemptinne

 

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