Compte Search Menu

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies permettant d’améliorer le contenu de notre site, la réalisation de statistiques de visites, le choix de vos préférences et/ou la gestion de votre compte utilisateur. En savoir plus

Accepter
Pointculture_cms | critique

BOCA NEGRA

publié le

Spirale organique de créativité

Spirale organique de créativité

chicago underground duoChicago Underground Duo est le fruit de l'association de deux grands musiciens américains de la scène free jazz de Chicago. Ils se sont rencontrés dans les années nonante avant de former, en 1998, le Chicago Underground Orchestra. Ce collectif de musiciens de talent enregistrera une dizaine d’albums sous le label très sélect « Thrill Jockey », avec différentes formations : Trio, Quartet, Quintet,… Les piliers du groupe, Chad Taylor et Rob Mazurek, nous emmènent au travers de leur dernier album « Boca Negra » sur une planète très éloignée de la nôtre ! Le titre, qui traduit signifie la « Bouche Noire », est le nom donné par les autochtones au cratère du gigantesque volcan « le Teide » dans les îles Canaries et représente symboliquement l’idée d’un flux sans fin d’informations. Cela plante d’emblée le décor …

Enregistrés au Brésil, terre d’accueil de Rob Mazurek, certains titres - comme « Spy in the floor » - sont teintés de la couleur locale sans toutefois être trop caricaturaux. Cette paire de musiciens hors-pair a tellement digéré la musique en traversant toutes ses frontières que toutes ces influences sont devenues organiques. Ils évitent ainsi de jouer « à la » ou « comme ». Ils jouent leur musique, sans concessions ! Et quelle musique ! C’est comme une toile surréaliste qui impressionne par sa virtuosité mais aussi par son univers totalement unique et pluriel à la fois… La palette de couleurs est positivement surprenante et la complexité des tonalités est à couper le souffle. Pourtant, bien que le « commun des mortels » accorde peu d’estime et surtout peu de patience envers le free jazz que sa déstructuration musicalement « contrôlée » choque, le duo allie avec homogénéité la composition à l’improvisation pure. Cet alliage riche et complexe donne un style très ambient-jazz plus accessible pour les oreilles « bouchées » sans toutefois se démocratiser.

On retrouve dans cet esprit de liberté une reprise très personnelle d’un chef-d’œuvre d’Ornette Coleman : « Broken Shadows ». Chad Taylor y joue la batterie d’une main (et des deux pieds !) et de l’autre, il entonne le thème mélancolique sur son vibraphone. La tension est progressive et très pesante. Le rythme s’intensifie au fil des mesures alors que le thème se répercute en fond sonore. Le cornet de Mazurek nous embarque en fuyant le « champ de pesanteur », pour se libérer de toutes les contraintes de l’expression musicale. Il module le son, les notes, le rythme dans un langage purement « free ». Un bel hommage !

Rob et Chad ont également travaillé sur les sons par ordinateur pour générer des ambiances hors du commun. Certaines lignes de basse et de piano ont été rajoutées, comme dans le morceau « Confliction ». Un titre étrange qui démarre au son de notes graves et terrifiantes, de piano avant de s’élancer dans un rythme torturé et déchaîné soutenu par une ligne de basse - découpée en 4/4 et 17/8 sur laquelle Chad Taylor se sent comme un poisson dans l’eau ! De plus, ces rajouts électroniques ne dénaturent nullement la musique de ce duo alchimique, les enregistrements préservent leur fraîcheur et leur spontanéité. Car malgré une technologie bien assimilée, c’est le duo qui crée la magie.

Dans le titre « Roots and Shooting Stars », Rob Mazurek épate par sa large palette de sonorités, et sans recours systématique à l’analogique. Il imite d’ailleurs le sifflement d’un étrange volatile dans cette jungle humide que suggère le vibraphone de Chad Taylor. « Vergence » est la continuité de cette traversée sinueuse qui aboutit à son embouchure à une mer de plénitude apaisée par un souffle paisible et chaleureux. C’est la fin du voyage !

Bien que je ne sois pas un grand amateur de free jazz, j’ai vraiment été surpris et touché par l’inventivité et l’univers du Chicago Underground Duo. C’est un peu comme un voyage vers l’inconnu sur une planète très éloignée, où l’on peut changer radicalement de températures en quelques coups de baguettes. C’est une planète visiblement très agitée où l’eau semble - « pythagoriquement » - être l’élément fondamental. Le vibraphone résonne au rythme des gouttes de pluie avant que la batterie ne vienne déchaîner les foudres. Le souffle du cornettiste est l’élément qui anime toute cette machinerie complexe et audacieuse.

Quand j’écoute le jeu de Rob Mazurek, sa manière de déposer les notes toujours là où on s’y attend le moins, ça me rappelle un grand guitariste : Bill Frisell. Difficile de comparer de la guitare à une trompette mais en (ré)écoutant « Shenandoah » de Bill Frisell, vous pourrez vous faire une idée. « Boca Negra » est un album à écouter et déguster d’une traite. Un bon conseil : il vaut mieux avoir une heure où l’on est sûr de ne pas être dérangé, mettre un casque et se laisser emporter car c’est un billet pour un vrai voyage dans l’éther. L’album n’est pas construit comme un patchwork . Il est à considérer comme un tout, où chaque morceau est la continuité du précédent. On peut qualifier le jeu de Chad Taylor de percutant et celui de Rob Mazurek d’incisif ! Ils prennent un plaisir nettement ressenti à déformer, distordre les notes et les structures jusqu’à leur paroxysme dans une spirale organique de créativité.

Pierre Schiffers

 

logo

 

 

 

 

 

Classé dans