JUMPING RABBIT
L'album Kensington Blues de Jack
Rose, guitariste de Pelt, est éblouissant et mystérieux
comme une rosace gothique ou comme le labyrinthe au sol de la cathédrale
de Chartres (un morceau, Cathedral et Chartres , commémore la
visite du lieu par le musicien, entre deux concerts français en novembre
dernier). Sept compositions personnelles pour guitare acoustique et Sunflower
River Blues , une reprise du maître John Fahey, sont ici enregistrées
un peu comme Jean-Marie Straub et Danièle Huillet font des films :
des morceaux répétés inlassablement, de mieux en mieux
ciselés, de plus en plus habités et incarnés par l'artisan
qui leur a donné vie, puis enregistrés en une seule prise. Les
notes fusent, étincellent, crépitent… Les doigts de cet
Américain faussement pataud et complètement pétri - et
rongé - par un amour incommensurable de la musique (fingerpicking,
ragas indiens, guitarra portugaise, rebetiko…) glissent sur les douze
cordes de sa guitare acoustique. Dextérité impressionnante. Le
disque supporte particulièrement bien l'écoute à un niveau
sonore assez élevé : alors, le bois craque, la caisse vibre,
vit… Les traces de doigts apparaissent, la tension est palpable…
Dextérité donc, oui ! Stérilité ou décoration,
non ! Inscription dans l'histoire, dans une tradition et quelques lignées,
certes… « Revivalisme » ou façadisme, jamais !
C'est que derrière la technique virtuose du musicien, on décèle
vite la détermination farouche ou la colère rentrée d'un
homme qui, même sans élever la voix ou donner dans la surenchère,
s'inscrit bel et bien dans le monde.
Depuis l'âge de trois ans, Mori
Chieko joue du koto, cet imposant instrument japonais à
treize cordes pincées. Désormais virtuose, elle a composé
pour le cinéma, le théâtre et la danse (Bob Wilson, entre
autres). Mais plus que son curriculum vitae, c'est tout simplement sa musique
qui nous fait faire des bonds. Jumping Rabbit est un de ces cas trop
rares (cf. Moondog, Meredith Monk...) d'un disque à la fois doux et tranchant,
accessible et radical. Comme chez Jack Rose, l'album impressionne par la force
de caractère et l'implication de la musicienne dans ses compositions.
Les deux artistes partagent aussi cette démarche de réappropriation
personnelle d'un canevas d'expression historique ainsi qu'une recherche sur
les effets sonores et harmoniques pouvant naître de la juxtaposition / superposition
de notes d'instruments à cordes non-amplifiés. Autre point commun,
Mori Chieko dompte particulièrement bien le facteur temps : le déploiement,
les glissements, les ruptures et les contrastes dans sa musique. Il suffira
pour s'en convaincre de remarquer la nuance entre le flux coulant et organique
de la première plage, Fly Away, puis le pointu des attaques
et la franchise du pincé dans le rebondissant Jumping Rabbit.
Cette dialectique entre les longues plages envoûtantes et de simplissimes
miniatures d'une minute trente finit de donner du relief au paysage dans lequel
sautille ce facétieux rongeur ‘lewiscarollien' !
(Philippe Delvosalle, Dép. Fiction Documentaire)