CHILL OUT
Groupe très en vue depuis ses récents succès de masse au top 50, KLF avait un parcours assez atypique. Fondé par deux musiciens, Bill Drummond et Jimmy Cauty, le projet était la suite d’une grande entreprise d’activisme culturel. Le premier avait déjà un passé assez actif dans l’industrie du disque, Bill Drummond était une figure bien établie de l’industrie musicale britannique : guitariste dans le groupe Big in Japan, cofondateur du label Zoo Records, manager d’Echo & the Bunnymen et de The Teardrop Explodes, il était devenu ensuite directeur artistique chez WEA, avant d’en démissionner en fanfare. Jimmy Cauty avait été de son côté le guitariste du groupe Brilliant, avant de fonder avec Drummond les JAMM, c’est-à-dire les Justified Ancients of Mu Mu, un nom ésotérique emprunté aux théories de la conspiration de l’écrivain Robert Anton Wilson et à sa série Illuminati. Ce premier projet, conçu comme une entreprise de déstabilisation de la culture musicale, se montrait volontairement absurde, hermétique et provocateur. En violation flagrante de toutes les règles de droit d’auteur existantes, ils allaient produire des disques de collages, mashups avant la lettre, constitués d’emprunts ostensibles à des figures en vue du monde de la pop et de l’histoire du rock, réalisant un All You Need Is Love amalgamant les Beatles, Samantha Fox et MC5, puis un What the Fuck Is Going On ? samplant allègrement le Dancing Queen d’Abba, qui n’apprécia pas la farce et fit retirer le disque de la circulation. Activistes, mystificateurs, mauvais plaisants, le groupe allait accumuler les provocations, organisant la remise d’un prix alternatif au plus mauvais artiste de l’année (The Alternative Turner Prize), puis la crémation le 23 août 1994 d’un million de livres sterling, dûment documentée dans un film : Watch The K-Foundation Burn A Million Quid. Un de leurs morceaux hybrides, ancêtre de la bastard pop, allait toutefois connaitre le succès. Doctoring the Tardis, publié sous le nom de Timelords, était construit autour d’une superposition sauvage du « Rock’n Roll » de Gary Glitter et du générique de la série Dr Who. Jouant sans doute sur la résonnance positive des deux allusions dans l’inconscient collectif britannique, le morceau allait devenir numéro un, à leur plus grande surprise. Manipulateurs et faussaires dans la lignée d’un Malcolm McLaren, ils allaient toutefois présenter ce succès comme une évidence, un résultat programmé à l’avance et décrire leur méthode « infaillible » vers la réussite dans un livre publié en 1989, The Manual (How to Have a Number One the Easy Way). C’est à cette époque qu’ils initièrent la phase suivante de leurs plans machiavéliques avec la mise sur pied de KLF (le groupe) et KLF Communications (le label). S’il semble poursuivre les mêmes visées, le nouveau projet accompagne un changement de direction musicale, là où les Justified Ancients of Mu Mu s’inspiraient du hip-hop, KLF se dirigeait vers la dance music, et renonçait à leur position précédente dans le combat contre le copyright, pour produire une musique (presque) dépourvue des samples manifestes qui les caractérisait jusqu’alors.
La production des KLF sera organisée autour du concept de stadium house, un genre qui mélangerait la musique house, alors encore underground, et le stadium rock, version commerciale à succès de la new wave, dont les principaux exemples étaient des groupes comme U2, Simple Minds ou Duran Duran. Empruntant à tous ces groupes la mise en scène pyrotechnique, parfois grandiloquente, de leurs concerts et surtout leur aspect de spectacle de masse, ils allaient développer une musique mettant avant tout l’accent sur l’efficacité, l’attrait populaire, et sur un ensemble d’éléments hétérogènes mais paradoxalement rassembleurs. Le résultat sera une suite de titres, présentés sous le nom de Stadium House Trilogy qui seront tous trois des hits internationaux : « 3 AM Eternal », « What Time Is Love » et « Last Train to Trancentral ». Les vidéos et l’album qui les accompagne renforceront encore leur image triomphaliste, mixant à la musique les acclamations de la foule (empruntées au public d’un concert de U2). Leurs vidéos et leurs concerts seront des spectacles complets, des œuvres d’art total, mélanges de rave et de rituel religieux. Drummond et Cauty détourneront les clichés du rock et y adjoindront des ingrédients hétéroclites, contradictoires : guitaristes faisant de grands moulinets sur un sitar, chœurs gospel, rappeurs, lasers et stroboscopes, etc. Invoqués dans chacune des chansons de cette période, comme des déités, des figures tutélaires, les grands anciens, les Justified Ancients of Mu Mu seront une présence invisible permanente, un mythe sans cesse évoqué, sans cesse ressassé. La tentative de traduire l’album (The White Room) qui rassemble ces morceaux dans un film, The White Room – A Road-Movie, les mènera cependant au bord de la ruine.
Ce nouvel album intitulé Chill Out sera donc une surprise, finis les rythmiques effrénées, les spectacles de masse, exeunt la musique populaire et la danse. L’album n’est, selon les standards de l’époque, et surtout les standards de la pop, que partiellement musical. Il s’agit bien plutôt d’un travelogue, un road-movie pour l’oreille, fait de field-recordings bucoliques (les oiseaux et bien sûr les moutons de la pochette), de réminiscences éthérées de leurs anciens morceaux, de citations musicales allant de Fleetwood Mac à Acker Bilk, en passant par Elvis Presley. La présence de ce dernier donne au disque un étrange parfum d’Americana, aussi empreint d’un Sud mi-nostalgique mi-contemporain que Mystery Train, le film de Jim Jarmusch, sorti l’année précédente, avec son désert, ses trains, et le blues nocturne de la radio dont la présence permanente relie les diverses ambiances traversées. Le disque poursuit la mythologie personnelle du groupe avec des titres comme « Justified and Ancient Seems a Long Time Ago », « 3 AM Eternal Somewhere out of Beaumont » ou « Trancentral Lost in My Mind », tandis que d’autres soulignent ces nouvelles évocations : « Elvis on the Radio, Steel Guitar in My Soul », « Wichita Lineman Was a Song I Once Heard ». Voyage imaginaire soutenu par des vagues éthérées de synthétiseur, des touches de slide guitar, des rythmiques à peine prononcées, le disque est l’antithèse de leur approche précédente. Geste suicidaire de ces trouble-fêtes de l’industrie musicale, ou coup de génie, l’album laissera le public et la critique songeurs, avant de devenir un classique de la musique ambient. Jimmy Cauty venait à la même époque de fonder avec un certain Alex Paterson (qui collabora à l’enregistrement du disque) un side-project ambient appelé The Orb. Leur album The Orb’s Adventure Beyond the Ultraworld sortira l’année suivante et connaîtra un immense succès, imposant au public et au marché du disque les nouveaux codes de la musique ambient – mais pour l’heure, personne ne savait trop que penser de ce Chill Out. Rétrospectivement, quelles qu’aient été réellement les intentions du groupe, il reste un album précurseur, souvent cité comme un des premiers de ce genre à briser les schémas classiques de la musique en y associant sons d’ambiances, musique minimaliste, citations évocatrices, une démarche qui allait devenir la base de la vague ambient des années 1990. Mais une question restera toutefois longtemps sans réponse : Pourquoi des moutons ?
Benoit Deuxant