COUP DE FOUDRE À MOSCOW BELGIUM
C’est un film nature, depuis l’intention, le scénario, le montage, le jeu des acteurs et la musique (de l’accordéon brut, en prise directe). C’est la principale qualité de cette réalisation et ce n’est pas si mince que cela. Il en ressort une fraîcheur pas si courante qui lui a assuré une réception très positive, par exemple à la Semaine de la critique de Cannes 2008. La simplicité peut créer la surprise.
Le format pourrait se définir comme du Ken Loach basique à la flamande. L’histoire est élémentaire, dans le sens qu’elle présente une question de survie, au quotidien: une femme larguée avec ses enfants, en pleine crise, en pleine friction avec tout ce qui l’entoure, y compris avec son image de femme. Par accident, un prétendant inattendu déboule dans ce jeu de nerfs en pelote, perturbateur, ne correspondant pas aux attentes et dont le choix pourrait être perçu comme « déclassant » : passer d’un jeune professeur de dessin, petite intelligentsia valorisante à un camionneur, le saut est important. L’action se passe dans une petite ville, en banlieue, dans des endroits très ordinaires, immeuble quelconque, grand magasin, parking, ring urbain, bistrot. Les personnages sont, eux aussi, banals. Le casting ne tend pas vers cette déformation : des acteurs et actrices qui imitent les petites gens dans des versions plus « canon » (la ménagère campée par une diva). Mais quand Matty sort de ses gonds, elle libère une verve acerbe impressionnante. Le savoir-faire du trop plein. C’est en vrac, noué, à l’emporte-pièce, mais la souffrance l’inspire, les formules sont chocs et si elle est en pleine panade, sans vraiment comprendre ce qui lui arrive, elle se révèle habitée par un certain savoir. Du moins, elle n’est pas sans parole.
C’est à partir de la situation de Matty que ce film sans esbroufe prend toute sa dimension politique et, progressivement, toute sa force. De manière presque didactique, là où la fiction sert à mieux comprendre le réel, la réalisation se concentre sur le devenir féminin. Matty, presque quarante ans, éducation traditionnelle, rêve populaire, dépend des hommes : depuis le désir de l’autre, l’image désirable de soi, jusqu’aux occupations, les loisirs, les enfants. Là, l’homme de sa vie se barre pour une plus jeune et le nouveau courtisan n’est pas toujours très net. Toutes les certitudes s’écaillent. Mais, alors que les hommes évoluent avec une grande liberté, l’un vers sa jeunette et ne parvenant pas à se prononcer définitivement pour le divorce, et l’autre dans son camion aux marges de la vie responsable, Matty assure toute l’économie de la vie: prise en charge des enfants, les petits et l’adolescente lesbienne, les lessives, les repas… Et elle attend le bon vouloir des mâles, disposant de peu de temps vraiment pour elle, stressée et s’aigrissant. Sans tralala ni trémolos cinématographiques, sans recherche de grandiose, Coup de foudre à Moscow-Belgium suit un processus d’affranchissement, de libération d’une femme. Avec anxiété, déchirements, valse hésitation, mais avançant becs et ongles vers le bonheur au prix de sérieuses remises en cause.
Tout ça ancré dans le folklore flamand, cortège et fanfare, bistrot et billard, bière et karaoké, boudin noir et waterzooi. Il y a un côté « vrai », « authentique » qui prend et, pour une fois, je partage l’avis promotionnel : « Belle et pourtant si commune, Barbara Sarafian crève l’écran ». Un sacré numéro. Ce n’est pas du grand cinéma d’auteur, mais sa simplicité n’a rien à voir avec les archétypes insipides des séries télé. Sentir la différence vaut la peine. Il y a quelque chose d’autre en jeu, une profondeur, comme le respect de l’imprévisibilité humaine : on sait que tout est écrit, évidemment, scénarisé, on sent globalement vers quoi ça va, mais Matty surprend et réserve pas mal de surprises ! Ses hommes n’ont pas fini de déguster (dans tous les sens du terme).
Pierre Hemptinne