INCEPTION
Prototype d’un genre pas si répandu – le blockbuster « intelligent » - le film banco surprise (?) de Christopher Nolan n’en finitpas d’alimenter réflexions et débats, et d’attirer dans son champ magnétique multidimensionnel quantités toujours plus imposantes de références hétérogènes mais fécondes. En voici quelques-unes.
Certes, si Christopher Nolan a bluffé (presque) tout son monde avec Inception, le jeune quadra anglais a déjà fait montre depuis des lunes de son habilité à conjuguer imposante maîtrise formelle, préoccupations conceptuelles et excellents taux de fréquentation en salles obscures. Autrement dit à proposer des films qui sidèrent et interrogent presque dans le même mouvement, sans devoir (trop) forcer le trait ni se sentir obligé de tenir la main du spectateur, pour une fois investi d’une autonomie de réflexion propre !
Au début, on est pourtant resté un brin dubitatif devant un (presque) premier film, Memento (quoique Nolan ait tourné en 1999 un inaugural Following d’à peine plus d’une heure dans son Londres natal) qui y allait quand même joyeusement dans l’esbroufe, et ce même si, à la manière d’un David Fincher (par exemple), cette façon de faire tourner le public en bourrique avec son consentement tacite, reposait sur une mécanique filmique qui ne faisait pas que brasser de l’air et lui offrait un peu plus qu’une tourneboulante suite de séquences virtuoses enchaînées comme une pause pub sans fin.
Mais dès le doublé super-héroïque Batman Begins (2005) et The Dark knight (2008) qui s’attaquait à un sous-genre (l’adaptation de comic-books) en voie d’adoubement critique par sa face obscure (et névrosée), espacé d’un intermède classieux qui remit en lumière les airs (ancestraux) de famille communs au cinéma et à la magie (le mésestimé Prestige en 2006), il ne fait plus aucun doute que Christopher Nolan est un auteur à part entière qui, à la tête de sa petite et florissante entreprise est en mesure de rallier Hollywood et sa manne infinie de dollars à ses vues. Pourvu que ça dure !
Sur le principe Inception n’invente rien et se place même dans le milieu de peloton d’une série de films qui s’interroge sur la « tangibilité du principe de réalité ». Qu’est-ce qui m’assure que ce qui m’entoure est bien « réel » ? Qu’est-ce qui me garantit la stabilité et la « solidité » de sa structure/texture constitutive ? Et en corollaire la question subsidiaire; ne serait-je finalement pas en train de rêver, ou d’être moi-même (dans) le rêve d’un autre, voire d’un autre moi-même (…) ? Des questions remises au jour cinématographique – en vrac ces douze dernière années- par la trilogie Matrix des frères Wachowski, Dark City de Proyas, Avalon d’Oshii ou même en remontant quelque peu, le cours du temps (1973), dans l’unique incursion (pour le compte de la télévision) de l’Allemand Fassbinder du côté du Fantastique avec le toujours très sidérant Un monde sur le fil.
A la différence de Matrix qui enfonça la pédale d’accélérateur des technologies nouvelles et effets (digitaux) spéciaux de son époque dans une frénésie de l’épate si coupable qu’elle dissimula au fil des épisodes de plus en plus mal la vacuité d’un message (?) ajouté à posteriori (les « révélations » et « débats » volontairement entortillés et embrouillés du Matrix Reloaded), et d’un film qui prétendait à s’élever très au-dessus de sa qualité de « pur divertissement » (une espèce de mix renversant de film catastrophe, de karaté, de SF, mâtiné d’un soupçon de fétichisme, et lorgnant sur le jeu vidéo et l’univers du clip), Inception n’a recours au numérique que pour soutenir et appuyer sa foisonnante panoplie d’effets spéciaux « à l’ancienne » élevée à un niveau de maîtrise hallucinant, ou dans les quelques rares cas de figure où il fut impossible à Nolan et à son équipe de se passer du commun fond d’écran vert ! Le résultat n’en est que plus bluffant (les scènes tournées dans un hôtel où la gravité décline puis disparaît sont à couper le souffle) et rappelle une leçon très élémentaire de cinéma qu’il n’est point de bons films sans excellents acteurs et dans le cas présent de collaborateurs, de familiers. Si tourner avec l’Anglais fut une première pour un Leonardo DiCaprio aux traits de plus en plus émaciés ainsi que pour l’éternelle teenager Ellen Page (Juno), on retrouve au générique de cette superproduction, devant et derrière la caméra tout un panel de vieilles connaissances du cinéaste, comme si Nolan éprouvait de ne travailler que dans environnement qui lui était pour partie familier. Michael Caine, Cillian Murphy (…) sont indissociables de ses derniers films, mais l’observateur attentif notera que les noms de Jonathan Nolan (frère et scénariste) et d’Emma Thomas (femme et productrice) font partie de sa garde technique rapprochée. « Ma petite entreprise, connaît pas la crise… » chantait feu Bashung…
Dans le Hollywood d’aujourd’hui, c’est presque du luxe; Mise en scène « en dur », casting « ami » et un scénario « original » - c.à.d. non retravaillé par une cascade de correcteurs/censeurs qui ont tendance à délayer le propos et diminuer au maximum le nombre d'éléments de scénario laissés à interprétation. Dans ce cas-ci Inception est un cas d'école qui dépasse d'une bonne tête le cas déjà ancien du film au pitch (Usual Suspect, Fight Club...) volontairement entortillé, mais qui in extremis retombera sur ses pattes, et assénera à un spectateur dans les cordes, une éclairante et presque rassurante explication finale. Ici, on se place plus largement dans un type de scénarii ondoyant en spirale, enroulé autour d’un axe et présentant à chaque fois une face inédite, dont le plus bel exemple récent est l’écriture de la série Lost.
En quelques lignes; un groupe de voleurs (« extracteurs ») est capable de s’introduire dans les rêves et donc le subconscient de leurs victimes pour y subtiliser l’(es) idée(s) enfouie(s) au plus profond de leur inconscient, ou bien d’y déposer une suggestion qui paraîtra, au réveil du patient, relever de la plus sereine évidence intime. Pour les besoins de la cause, un architecte de l’onirique est requis. La tâche est ardue et absolument pas sans risque; orchestrer un passage en force et empiler si nécessaire des niveaux de rêve intriqués en cascade (les évènements de l’un portant directement à conséquence sur les autres) comme autant de théâtre de lutte entre ces cambrioleurs des songes et les défenses immunitaires mentales, parfois artificiellement stimulées du dormeur, et où les accidents et imprévus sont monnaie courante. Sans compter l’ultime sanction du réveil de l’attaqué qui remet derechef les comptes à plat. Autre impératif à respecter sous peine de stimuler la virulence de ces « vigiles de l'inconscient », conserver à tout prix le caractère « construit » et « agrégatif » du rêve qui ne doit à aucun moment correspondre à un simulacre de réalité bâtit sur des souvenirs aussi fidèles que possible à la « toile du réel ». En ne respectant pas entièrement cette règle et en enfreignant une autre – ne pas se servir de la technique d'Inception à des fins personnelles – DiCaprio, alias Cobb (par ailleurs le nom du personnage central de Following) s'est placé dans une position délicate. Devenu quasiment addict des domaines exponentiels du rêve où l'imagination permet de bâtir des mondes « à soi » soumis à des flux temporels amoindris (le temps s'y écoule bien plus lentement), l'Américain a « implanté » au plus profond de l'inconscient de sa femme Mall (Marion Cotillard, qui ne se départit décidément pas de son look Edith Piaf !) la certitude que la « réalité onirique » au sein de laquelle ils auront vécu une vie entière (que le spectateur verra dans un état de décomposition accéléré comme une Metropolis décatie sans une âme qui vive !) est bel et bien l'instance dernière du réel ! Et le suicide de Madame Cobb (« le vrai réveil » selon elle) de prolonger ses effets à plus d'un niveau. Cobb est accusé de meurtre et obligé de fuir son pays où demeurent ses enfants; mais plus grave, le souvenir de Mall s’est mué en une cristallisation inconsciente de ses propres échecs et de sa profonde culpabilité, une réminiscence agissante maléfique qui remonte des « limbes » (un non-lieu intemporel et sombre où échouent assaillants vaincus et ceux qui ont « raté » leur sortie du rêve) qu'oppose avec une détermination létale à son ex-mari dès que celui-ci plonge en opération d'« extraction ». Inception est à cet égard le film de la dernière chance d'un être acculé, au bord du rouleau. Exsangue, non sevré (il se sert d'Inception pour revisiter les ruines de ses palais du souvenir en cachette), Cobb foire sa tentative d'extraction sur un puissant homme d'affaire chinois (Saito) en début de film, devient son otage et obligé, et se fait engager pour une mission quitte ou double : accéder au saint des saints de l'intimité mentale de l'unique héritier d'un conglomérat à l'échelle mondiale en passe d'être disloqué, et recouvrer en cas de réussite le droit de revoir sa progéniture. Ou alors, tel ce train sorti de nulle qui percute le véhicule de son équipe dans une ville façon Los Angeles sous la mousson (clin d'œil à un certain cinéma d’action made in Hong Kong, devenu un modèle aux yeux d'Hollywood ?) dès le premier niveau de rêve de sa seconde mission, perdre son combat contre lui-même et basculer à jamais dans les abîmes par-delà les songes.
D'autre part, si Inception propose comme peu de films avant lui une visite des arcanes du rêve étagées sur 5 niveaux interdépendants (la disparition momentanée de gravité de l'un va jusqu'à donner l'illusion de corps « allégés » dans un véhicule pourtant en chute libre à l'échelon supérieur !), répondant à des caractéristiques communes de temporalités distendues et de passage de couche de rêve à une autre ou de sensation de réveil vécus tel un séisme, Nolan les filme non pas comme des univers féeriques ou cauchemardesques typés et immédiatement identifiables, mais comme des reconstructions de pans du réel des plus familiers - bien que spectaculaire - et donc crédibles. Dans le désordre, un bunker alpin, un hôtel de luxe, une mégalopole arrosée et même une ville de Paris qui rentre dans sa coquille ! A l'instar du David Cronenberg des Vidéodrome (1983) et eXistenZ (1999), ce n'est pas tant la délimitation réel/son imitation qui intéresse Nolan, qu’importe finalement pour ses protagonistes de vivre au-dedans ou au dehors du rêve, mais la façon dont vont réagir les personnages face à des situations inédites et complexes mais cohérentes relevant d'un réel fuyant et multiforme. Et quitte à ce que certains choisissent en toute connaissance de cause « la proie pour l'ombre » ! Autre similarité entre les deux hommes, la technologie pour le moins discrète permettant l'extraction ressemble chez Nolan à un simple Ipod à placer en intraveineuse, tandis que l'accès aux mondes virtuels se faisait dans le film du Canadien au moyen de « pod », un simple animal génétiquement modifié. Tant qu’à parler d'objet, il convient de souligner le rôle de ces petits bidules personnels (comme une toupie) dont le poids (Cobb) où tout autre irréductible caractéristique sont censés rassurer son propriétaire sur la véritable nature de l'endroit où il se trouve, a une fonction inverse de ceux qu’ils remplissent chez David Lynch. Une clé - par exemple dans Mulholland Drive - est avant un objet médian/de passage entre les mondes. Dans Inception il est l'ancre qui doit indiquer à l'extracteur son retour dans l'univers tangible de façon indiscutable. A noter qu'au moment du générique final, la toupie de Cobb n'a toujours pas touché sol...
Comme bon nombre de ses contemporains, Nolan semble profondément imprégné de l'influence du malchanceux romancier U.S. Philip K. Dick, mort en 1982. Auteur de science-fiction peu lu de son vivant et depuis vache à lait scénaristique posthume et prétexte à des adaptations qui confinent du médiocre (Planète Hurlante en 1995, Next en 1997...), au passable (Paycheck en 2003, A Scanner Darkly en 2006) en passant parfois par le meilleur (Minority Report en 2002 et le déclencheur Blade Runner en 1982, qui est l'adaptation du roman Les robots rêvent-ils des moutons électriques ?). Ecrivain paranoïde, drogué et instable (on l’a moment diagnostiqué comme schizophrène), K. Dick développe livre a près livre dans un style simple, la vision d'un réel par essence entortillé et fuyant, et où les subjectivités de chacun n'ont aucune chance d'arriver à un consensus commun sur la réalité qui les englobe. Et d'ajouter l'idée d'un temps malléable à l'envi, qui peut prendre des directions inattendues (régresser) ou se présenter un dans de biens curieuses configurations paradoxales (Dick s'est beaucoup servi du concept d'uchronie : que se passe-t-il si un évènement majeur de l'histoire vient à être modifié ?). Dans Memento, Nolan mène sont intrigue à rebours et suit un personnage psychotique et amnésique. Dans les 2 Batman, la question du double (héros/vilain, Bruce Wayne/Batman) affleure partout dans un contexte de paranoïa urbaine généralisé, Prestige réaffirme la toute puissance du simulacre, et Inception montre l'étrange adéquation d'un subconscient tout puissant mais que l'on peut remodeler et un monde tangible aux limites intrinsèquement incertaines.
Dans un autre ordre d’idées, en début de film, lorsque Cobb recrute la nouvelle architecte, Ariane (Ellen Page), il lui livre quelques explications-clés sur les spécificités des mondes entrouverts par la technique de l’Inception et visitent ensemble un lieu (hôtel ?) où une particularité architecturale propose (miraculeusement) une solution satisfaisante à un paradoxe mathématique. En additionnant le principe du temps élastique (les évènements même simultanés ne se déroulent pas à la même vitesse dans les différentes strates du rêve), il ne fait aucun doute que l’Anglais a dû s’intéresser à un moment où l’autre aux étrangetés et singularités de l’espace-temps et à quelques-unes des plus récentes et spéculatives théories de la physique contemporaine qui ajoute à nos quatre dimensions connues (longueur, largeur, profondeur et le temps lui-même) plusieurs autres (pour un total de 11 à 18 selon les approches), imperceptibles à l’homme parce qu’enroulées à un niveau subatomique…
Une conception d’univers intriqué (interdépendant) et imbriqué comme un jeu complexe de poupées russes qui a depuis longtemps inspiré les auteurs de science-fiction et de comic-books (un autre Anglais, Warren Ellis a écrit début 2000 des histoires mettant en œuvre dans sa série Planetary un ordinateur quantique capable de plier le réel à ses désidératas) dont Nolan a livré 2 des plus ébouriffantes adaptations cinématographiques (et bientôt un troisième volet de sa série Batman). Or chez Marvel Comics (éditeur de Spider-man, Daredevil, Thor…), cela fait près de cinquante ans que des affrontements se passent, profusion de télépathes aidant, uniquement sur le plan mental, mais aussi à l’échelon du rêve. Par le biais du cinéma, les noms de Charles Xavier (professeur X) et de Jean Grey (Strange Girl/Phénix) détenteurs de grands pouvoirs télépathiques ont acquis une certaine notoriété chez les non-bédéphiles; dans un passé pas si lointain, un ennemi de Hulk appelé le Façonneur des Mondes était capable de créer des univers entiers, à partir d’énergie pure et du contenu des rêves de ses cobayes pour son unique plaisir; enfin, un sombre et récurrent vilain - par ailleurs un maître de l’illusion et des apparences – du nom de Cauchemar vient régulièrement hanter et affronter bon nombre de héros dans… leurs songes. Et puis comment ne pas voir d’analogie flagrante entre l’équipe d’intervention réunie autour de Cobb, composée d’un Chinois, d’un Arabe, d’une Française (?) et de quelques Américains (?) tous experts dans leur domaine et l’équipe des X-Men, refuge pour tous les mutants non-revanchards de toute la planète ?
Et comme il est toujours plus plaisant de terminer (enfin) sur une note musicale et parce que le « Non rien de rien… » d’Edith Piaf qui hante ce film constitue selon moi l’unique mauvaise idée d’Inception, je me permets de suggérer l’écoute « en boucle » (…) du titre « I Dreamed I Dream » sur le premier album de Sonic Youth !
Yannick Hustache
Musique Classique
Savoir-faire des interprètes et nouvelles écritures des compositeurs se nourrissent de la lecture critique et créative de l’héritage. C’est par là que le classique reste toujours présent.
La relation « Passé-présent » représente bien plus qu’une thématique de survol, elle nous plonge au cœur du processus de création musicale et de toute la dynamique autour de laquelle s’est construite l’histoire de la musique occidentale. Si la tendance d’aujourd’hui serait de lui offrir une nouvelle visibilité, c’estd’abord dans un contexte de crise où le renouvellement de l’offre s’impose et dans la mesure où, parallèlement à la recherche de créneaux potentiellement rentables, les interprètes et les labels mêmes se spécialisent et essaient d’interroger, de faire parler autrement un répertoire qui paraissait avoir tout dit. L’écoute même du répertoire classique a changé, en partie sans doute sous l’effet du formidable brassage de toutes les esthétiques qui caractérisent notre époque, mais aussi parce que notre approche du son lui-même s’est modifiée avec le développement des musiques nouvelles, phénomène que la compositrice Michèle Reverdy (1) résume fort bien en une phrase : « Après avoir découvert l’œuvre de Varèse, il est impossible d’écouter la musique comme auparavant… La mélodie devient prétexte et l’écoute s’attache aux phénomènes essentiels de la structure musicale. »; il parait logique que l’interprète soit d’abord concerné par cette évolution et nombre d’enregistrements en témoignent comme, par exemple, la récente version des « Caprices » de Paganini par Julia Fischer qui recherche la cohérence et le sens profond de pièces habituellement réservées au brio et à la virtuosité. En matière de musique ancienne, on ne peut négliger évidemment Harnoncourt qui se fit aussi le porte-voix et le pionnier d’un courant décidé à en finir avec une musique coupée de ses racines vivantes; rejetant l’idée d’une historicité linéaire impliquant supériorité d’une époque sur l’autre, il était tout compte fait en phase avec l’utilisation décomplexée du passé par une nouvelle génération de compositeurs, avec cette « fin du progressisme musical » dont parle François-Bernard Mâche (2) et qui « a entraîné le discrédit et la disparition des théories esthétiques qui avaient proliféré entre 1950 et 1970. ». Il en résulte une situation que le musicologue et journaliste milanais Enrico Girardi (3) parvient à décrire brièvement : « …la musique d’aujourd’hui s’est tellement diversifiée dans les styles, dans les langages et dans ses finalités mêmes qu’il est presque impossible d’identifier une quelconque ligne de force… » et plus loin : « …une nouvelle génération de compositeurs, qui ont entre quarante et cinquante ans, s’est en fait révélée en investissant dans la recherche d’un langage personnel mais en comprenant surtout que l’art ne peut se réduire à un fait purement langagier, qu’il doit assumer la responsabilité d’être l’interprète de son temps… ».
Pour l’interprète de musique ancienne, la tendance n’est pas seulement de réhabiliter les sons moins purs, moins harmoniques, comme ceux des instruments historiques, mais aussi de replacer les intentions des compositeurs dans une perspective différente de celle qui a prévalu depuis le romantisme. Ainsi, Edna Stern n’utilise pas un Pleyel de 1842 uniquement pour se rapprocher de Chopin mais profite d’un son plus grave, plus tellurique, pour faire écho à l’onde insurrectionnelle sous-jacente dans la musique tandis que Jan Vermeulen , à l’opposé, essaiera de retrouver l’ intimité de Schubert dans les sons amortis du piano forte Nanette Streicher, découvert en 1998 dans les combles d’un château. De même, si les interprétations des symphonies de Beethoven par Emmanuel Krivine, David Grimal ou Jos van Immerseel penchent davantage vers l’Europe des Lumières que vers le romantisme, elles invitent également à réinitialiser nos attentes, à nous laisser surprendre par de nouvelles cohérences. En fait, au risque de choquer ou de décevoir, une certaine production musicale actuelle se fait la vitrine vivante d’hypothèses et d’approches de toutes natures et quand un pianiste comme Laurent Martin, très investi dans la réhabilitation des œuvres et des musiciens oubliés, nous fait redécouvrir Alexis Castillon de Saint-Victor, l’intérêt n’est pas seulement musicologique mais réside dans la redécouverte de la force poétique d’une époque englobant dans sa lumière les épigones et compositeurs jugés mineurs hier comme aujourd’hui.
Si les interprètes se posent en recréateurs au nom d’une vision historique ou philosophique, les créateurs, de leur côté, vont rassembler en matière vivante tout le matériel musical sagement rangé dans les rayonnages de l’histoire; bien entendu, le fait n’est pas nouveauet on a assisté de tous temps à la réutilisation des savoir-faire du passé afin de réensemencer ou réorienter la manière de composer la musique; un des exemples les plus parlant est évidemment la Renaissance, qui aurait pu tout aussi bien s’appeler la Résurgence et où la remise en vigueur des règles antiques agira comme un véritable ferment, ou encore ce nouvel engouement pour la fugue qui s’empara des compositeurs classiques et romantiqueset que deux enregistrements récents illustrent à merveille : le premier, consacré aux compositeurs, Werner et Albrechtsberger nous montre comment la flamme vacillante de la fugue a pu se maintenir jusque Beethoven tandis que le second intitulé « Un art de la fugue » associe sur ce thème Schumann et Brahms et traduit, à travers une même forme musicale, l’évolution d’une vie intérieure. Sans oublier la mission que s’était donnée la Schola Cantorum de Paris de remettre à l’honneur au début du XXe siècle le plain-chant grégorien et le modèle palestrinien, démarche qui devait inspirer plus tard le mécène et chef d’orchestre Paul Sacher qui fondera d’ailleurs la Schola Cantorum Basiliensis et soutiendra activement la recherche musicologique en musique ancienne, tout en offrant aussi son appui moral et financier aux compositeurs contemporains.
Même si chez Stravinsky, Bartok, ou plus près de nous Kurtag et Nono, le besoin de chcomprendre, intégrer, transformer, citer ou recycler les styles et formes anciennes n’était pas incompatible avec une écriture innovante, ces compositeurs n’en étaient pas moins mis à l’index par une avant-garde qui les jugeait dépassés ou passéistes. Aujourd’hui, par contre, lorsque De Neyre, Kröll, Andriessen, Sweerts, Sciarrino et bien d’autres revisitent le passé et s’en expliquent, leur travail n’est plus contesté sur sa légitimité dans le paysage contemporain; comme si s’étaient évanouies les frontières scholastiques qui séparaient la tonalité de l’atonalité, le langage contrôlé de la spontanéité et le son harmonique du son acoustique.
Peut-être commence-t-on vraiment à percevoir les effets de l’enregistrement et de la diffusion de masse qui, depuis près d’un demi siècle, ramènent à la table du présent la musique des époques antérieures, de sorte que nombre de compositeurs d’aujourd’hui ont grandi, baignés aussi bien par la pop, le jazz, la chanson et le traditionnel que par Bach, Haydn ou Ravel, et davantage encore peut-être que les contemporains de ces derniers. A la logique historique s’est ajoutée la logique du vécu et toute matière musicale, quelle que soit son origine géographique ou temporelle, a gagné son droit d’admission au sein du processus de création. Ce dédouanement autorise Enguerrand-Friedrich Lühl, né en 1975, à composer sans complexe comme au XIXe siècle tandis que Nicolas Bacri et Guillaume Connesson, qui incarnent aujourd’hui un certain retour à la tonalité, iront plutôt vers une synthèse entre passé et présent. Par ailleurs, quand Salvatore Sciarrino, par un travail de décomposition et de recomposition, arrive à démontrer une filiation de Scarlatti à Beethoven, faisant apparaitre l’alchimie d’une articulation mieux que ne le ferait un manuel de théorie musicale et quand Jan Michiels, en réunissant Bartok, Kurtag et Nono, montre un lien de parenté puissant, ancré dans la tradition et le respect des racines vivantes, seule la capacité du son à conduire l’entendement semble prévaloir et peut-être faut-il y voir, plus qu’une marque de maturité, les prémisses d’une renaissance, d’une nouvelle manière d’explorer le connu et l’inconnu au-delà des développements théoriques.
Jacques Ledune
Références :
1 « Histoire de la musique occidentale », éd. FAYARD
Chapitre « Edgar Varese », Michèle Reverdy
2« Musique, mythe, nature » éd. KLINCKSIECK - François-Bernard Mâche
3 « La création après la musique contemporaine »; éd. L’HARMATTAN - Textes réunis et présentés par Danielle Cohen-Levinas
Article d’Enrico Girard, page 9
AVISON/GEMINIANI: 12 CONCERTI GROSSI D'APRÉS OP.1 GEMINIANI
TROIS CONCERTOS POUR CLAVIER (LES)
EFEBO CON RADIO/STORIE DI ALTRE STORIE/ IL GIORNALE DELLA N
IN FLANDERS'FIELDS VOL.57: CONCERTOS FOR GUITAR AND ORCHESTR
IN FLANDERS'FIELDS VOL.59: HEILIGE SEELENLUST
Nostalgie synthétique
Le destin étrange d’un instrument conçu pour produire des sons jamais entendus avant lui. Pendant de nombreuses années, les musiciens ont utilisé le synthétiseur pour créer une musique qui ne ressemblait à rien de ce qui l’avait précédé. Aujourd’hui, il est l’objet d’un culte nostalgique, et sert paradoxalement à imiter d’autres synthétiseurs.
Synthétiseur, archéologie d’un parfum ineffable
Le synthétiseur existe en plusieurs parfums, on utilise le terme de manière assez généreuse pour désigner une panoplie d’instruments électroniques qui n’ont quelque fois rien à voir avec la synthèse du son qui est l’objectif premier de cette machine. Mais la question n’est pas là. Ce qui nous intéresse plus ici est le destin de l’instrument, et les différents usages qui en ont été fait, depuis son apparition à la fin du XIXème siècle. Plusieurs instruments se disputent l’honneur d’être le premier synthétiseur, ou du moins son ancêtre. Comme dans la lutherie classique, leurs créateurs les avaient modelés sur d’autres instruments existants alors, le piano, l’harmonium et bien sur l’orgue. Mais certains se sont écartés de cette voie pour orienter leur conception dans des voies différentes : le Trautonium de Friedrich Trautwein, par exemple, se joue en déplaçant les doigts sur une latte métallique, permettant des glissandi impossible à réaliser avec un clavier, le synthétiseur ANS d’Evgeny Murzin fonctionne à la lumière et se joue en dessinant sur une plaque de verre, et bien sûr le plus célèbre des ancêtres, le theremin, se joue sans contact avec l’instrument, en traçant des gestes en l’air devant ses antennes.
De la même manière, leur usage a oscillé entre l’imitation et l’innovation. Instrument à clavier, conçu pour faire des notes, il est devenu progressivement un outil de modélisation du son, et de façonnage de textures sonores. C’est alors un choix qui devra être fait par chaque musicien, de partir à l’aventure en créant des sons abstraits, détachés de toute référence, ou d’imiter d’autres instruments. L’ondioline, synthétiseur français d’avant guerre, se targuait déjà de pouvoir sonner comme un cor anglais, une guitare hawaïenne ou un violoncelle. Eliane Radigue choisira, elle, de jouer de son ARP sans clavier pour se concentrer sur les sonorités et non sur les notes. Mais si l’instrument est, aux mains de musiciens créatifs, l’outil parfait pour créer des sons neufs, il est aussi bien souvent équipé de présélections. Il peut alors servir à évoquer d’autres instruments, mais aussi servir à copier le son d’autres musiciens.
Les multiples résurgences du synthétiseur
Aujourd’hui, après quelques décennies d’existence, c’est le son du synthétiseur lui-même qu’on va chercher à imiter, invoquant ainsi les musiques du passé qui en ont fait usage. On cherchera à reproduire le son du Krautrock – d’Harmonia comme de Klaus Schulze – ou à célébrer les pionniers de la pop électronique, Jean-Jacques Perrey, Gershon Kingsley, Raymond Scott. Le groupe Stereolab se fera dans les années 1990 le champion de cette période héroïque, multipliant les références à la Space Age Batchelor Pad Music, et encourageant la redécouverte des instruments électroniques analogues vintage. C’est à cette époque que le theremin fera son retour sur les scènes rock, tandis que Radiohead s’intéressera aux Ondes Martenot. La musique noire de son côté réalisera la fusion du son funk avec celui de la pop synthétique européenne pour créer la house et la techno. On peut suivre les traces de Kraftwerk depuis le hiphop d’Afrika Bambaata jusqu’à la techno de Derrick May ou Juan Atkins, et aujourd’hui encore l’électro de Dopplereffekt en est l’un des héritiers les plus directs.
Mais c’est une autre lignée synthétique qui inspirera le son de la vague hypnagogique, qui cherche à présent à reproduire le son des années 1980, en en adoptant les synthétiseurs les plus emblématiques, les Juno-60, Yamaha DX7 et autres Korg MS-20. De James Ferraro à Ariel Pink, le son - éminemment reconnaissable de ces instruments – est remis à jour à travers une musique qui oscille entre une pop décalée, bancale, et des vagues de drones extatiques. En réactivant ce son, ils revisitent des répertoires que personne n’osait plus approcher, la pop fluo des années MTV, un certain rock douteux et surproduit, ou encore la musique New Age. Fétichisme nostalgique, ce n’est pas tant la musique qui les inspire, mais le matériel, la production, le son. Loin d’un revival reprenant à l’identique des schémas anciens, c’est plus un souvenir flou qui est mis en scène, une vague idée des sonorités, des couleurs, sans souci d’authenticité, ou de justesse historique. La légende veut que la plupart des musiciens qui constituent cette scène soient de toutes façons trop jeunes pour se rappeler avec exactitude des années 1980 et qu’ils ne peuvent donc qu’en donner une interprétation, une approximation, distordue par la distance. C’est alors le matériel - encore trouvable, jusqu’à il y a peu, à vil prix dans les brocantes, les garage-sales - qui se substituera à cette mémoire défaillante et produira chez l’auditeur cet effet de résurgence qui rend cette musique, à la fois déjà entendue mais pas tout à fait comme ça, si curieuse. Et comme par une transmutation alchimique, c’est en pépites d’or qu’ils transformeront ce qu’ils trouvent dans les poubelles des années 1980.
Benoit Deuxant