Claire Simon : le bois au chevet de l’urbain
Au frontispice, deux vers de Baudelaire, tirés des Correspondances. Ils sont bien choisis pour signaler que le lieu où on pénètre – nous en regardant le film, les individus filmés en s’y enfonçant pour de vrai – n’est pas un espace clos, défini par une essence immuable. C’est quelque chose et un quelque part difficiles à border et borner rationnellement. Qui a toujours été là, mais peut-être en danger à l’échelle de la planète, une zone relevant de l’originel, du matriciel. Autant un espace réel qu’imaginaire. Ce lieu est réinventé sans cesse par ceux qui y viennent pour être tout autant régénéré par lui. C’est un paysage d’échanges, de correspondances, d’ouvertures, de possibles, de confidences et d’oracles. C’est ce qu’annonce Baudelaire : « La Nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles ». C’est donc la nature. Et en l’occurrence, ici, ça porte un nom, c’est une forêt mais en bordure de la ville, en porosité avec elle. C’est ce qu’indiquent les premières paroles : « du trottoir au sentier », soudain. C’est le Bois de Vincennes. Avec des profondeurs et des perspectives sauvages, comme un reste de nature indomptée, et une partie beaucoup plus policée, équivalent presque à un vaste parc urbain. La porosité, ou la mixité des usages, s’exprime dans une des premières images : à une fontaine, un joggeur et une joggeuse attendent pour se rafraîchir qu’une autre personne finisse de remplir ses nombreuses bouteilles qu’il transporte sur une petite charrette. Quelqu’un de pauvre, peut-être sans autre abris qu’un camp caché dans les taillis. On y vient donc pour le plaisir, l’hygiène, ou pour y cherche refuge, ce qui évoque déjà une part des multiples fonctions de la forêt.
Claire Simon rencontre et raconte des personnes qui « viennent au bois ». Ils s’absentent provisoirement de leurs quartiers, de l’enchevêtrement de rues, circulation, immeubles, métro, s’extirpent du temps accéléré et saturé. Pour des visites régulières de plaisance, des moments de communions naturelles, des rituels de purification mais aussi pour d’autres buts plus lucratifs, drague et prostitution. Quel que soit le motif, les personnes viennent avec leurs pathologies urbaines, mais ont tous besoin de ce qui émane de sauvage et inextricable de la forêt. Que ce soit pour la dimension « resourcement » ou pour la manière dont les sous-bois pimentent les relations érotiques. À côté de ces visites, disons, « bien gérées », inscrites dans un emploi du temps qui reste globalement urbain (on vient ici respirer pour mieux supporter l’irrespirable quotidien), il y a de vrais habitants des bois. Par choix délibéré, pour être plus libre, ne pas se sentir enfermé entre des murs ou dans les règles d’un système trop conventionnel. Mais aussi, par déclassement et lente exclusion. Ce sont des tentes bien organisées ou des cabanes de fortune. Quelle vie mène-t-on dans ces abris, une fois que le rejet social est consommé, irréversible ? On dort pour voyager, explorer son intérieur, on philosophe sur la vanité des biens matériels, on perd tout repère. Mais on imagine que les arbres, les animaux, le tapis de feuilles, le terreau et le parfum d’humus, tout ça aide à maintenir un fil d’existence, minimale, de plus en plus fondu dans le milieu forestier. À la manière du voyeur furtif qui, spécifiquement, circule sans bruit et guette les scènes sexuelles, tous ces habitants du bois, passagers ou permanents, s’observent aussi, se croisent, se commentent, constituent une faune humaine à découvrir. Au milieu, au travers, passe le personnel qui entretient les sentiers, gère les arbres, étudie la biodiversité, se préoccupe éventuellement de modifier le tracé d’un cours d’eau artificiel, d’un chemin, pour un effet esthétique plus inclusif. Ceci pour les parties les plus civilisées.
Qu’il s’agisse de démêler les manœuvres errantes du dragueur
gay, d’éclaircir comment la prostituée exerce son travail ainsi, en forêt, sans
toit et sans lit, ou de comprendre ce que fabrique cet ancien militaire qui
soulève un tronc d’arbre, Claire Simon réussit la gageure de rendre tout
explicite, sans tabou, mais sans aucun sensationnalisme, sans aucun mauvais
voyeurisme. Tout, précisément, devient naturel.
Il y a de vraies rencontres, de vraies paroles, rien à voir avec le populisme
d’un micro-trottoir qui récolterait quelques mots de divers
« spécimens » humains croisés sous les futaies. Quand la forêt est
envahie par des communautés qui viennent y célébrer des cérémonies, faire la
fête et s’amuser, ce n’est pas non plus les flonflons qui sont mis en avant.
Avant tout, c’est le côté spontané, vierge, que permet le cadre naturel, la
fête est rendue possible par l’échappée hors de la ville, par le fait d’être à
l’orée du bois, de rompre avec le carcan coutumier. Ensuite, Claire Simon
rentre dans l’ambiance, et tire délicatement sur quelques états d’âmes dont la
fête est faite. Même chose quand sa caméra s’attache à suivre le manège des
cyclistes qui tournent sur les pistes. Elle se met à l’intérieur, dans les
souffles et brèves interpellation qui permettent à l’ensemble de faire corps,
animal collectif, et elle trouve un
diapason entre ce murmure de pneus, de moyeux et roulement à billes bien huilés
avec le drone presque silencieux du profond forestier. De même qu’elle nous
montre, à la fin, quelques personnages dont elle a présenté la singularité,
fondus dans la foule des badauds, des promeneurs anonymes, ordinaires.
Jamais, Claire Simon n’y voit un lieu où il ne se
passe rien, où les échanges entre activités humaines et environnement seraient
purement « occupationnelles ».
Au contraire, elle est fascinée par ce que chacun et
chacune semble y apprendre de particulier, en retirer de substantiel, de vital.
Même si ce n’est pas très formalisé. C’est ce qu’elle représente, il me semble,
avec l’hommage émouvant à Gilles Deleuze. Car nous sommes là où il y a eu cette
extraordinaire Université de Vincennes. Université ouverte à tous et toutes,
sans obligation de détenir le Bac. Un ouvrier (il y en a eu) pouvait s’inscrire
aux cours et être diplômé. Un SDF aussi. La caméra s’arrête, là où ont résonné
les leçons de Deleuze. Les images en apparaissent, fondues dans le paysage
actuel d’herbes sauvages. On entend le philosophe s’échapper du poids de
l’amphithéâtre et de la transmission verticale des savoirs. Cette université
utopique des savoirs partagés, ouverte à tous, se préoccupait aussi de tout ce
que les personnes, suivies par Claire Simon, cherchent à comprendre, à saisir,
en venant ainsi en forêt, ce qu’elles cherchent à découvrir et qui existent
entre eux et la forêt, entre eux et la ville, entre eux et la ville, au fil des
saisons, année après année, un vrai savoir sur soi et sa place dans
l’existence. À mieux interpréter les confuses
paroles qui sourdent dès qu’on échange avec ce qui reste de la vaste
nature, et que chaque oreille entend différemment.
Pierre Hemptinne