PLAYER PIANO VOL 5 [STUDIES 49/ SONATINA]
En 1937, Conlon Nancarrow est un jeune musicien bouleversé à la fois par le Sacre du Printemps de Stravinsky et par le jazz (il en joue lui-même en tant que trompettiste). Proche du Parti Communiste, il s’engage, comme trois mille de ses compatriotes, dans la Brigade Abraham Lincoln pour aller combattre l’extrême droite espagnole - et européenne - aux côtés des forces républicaines en Espagne. En 1939, lorsque la victoire du camp du général Franco ne fait plus de doute, les deux mille brigadistes américains survivants rentrent au pays. Se rendant très vite compte que ses camarades et lui sont désormais persona non grata aux États-Unis, soumis à un harcèlement administratif assez zélé et pénible, Nancarrow part s’installer au Mexique en 1940. Dans l’intervalle, au cours de son année passée à New York, il aura cependant pu rencontrer les compositeurs Elliott Carter, Aaron Copland et, surtout, par livre interposé, Henry Cowell. Le traité New Musical Resources dans lequel ce dernier, de 1919 à 1930, a défriché tout un pan d’innovations rythmiques et harmoniques, aussi bien déjà expérimentées dans sa propre musique qu’encore purement spéculatives, bouleverse littéralement Nancarrow - en particulier la notion d’harmonic rhythm, c’est-à-dire de vitesse relative de changement des accords (combien de nouvelles informations harmoniques doivent - ou peuvent - être traitées par le cerveau en un temps donné).
Mais, au milieu des années quarante, il est encore un peu plus improbable en périphérie de Mexico City qu’au centre de New York City de trouver un humain doté d’une technique pianistique qui lui permettrait de jouer la musique dont rêve Nancarrow. C’est pourquoi en 1947, profitant d’un héritage, le musicien exilé entreprend un bref aller-retour à New York pour y acheter un player piano (piano mécanique ou Pianola) et se faire fabriquer la machine à perforer les bandes de carton correspondantes qui font office de partition et permettent d’actionner les touches et les marteaux. Au cours d’un processus de composition et de perforation très lent (« un an de travail pour cinq minutes de musique »), Nancarrow va ainsi, à partir de 1949, donner une vraie deuxième vie d’instrument de musique à une machinerie musicale déjà désuète mais qui fut très répandue au début du vingtième siècle (deux millions d’exemplaires vendus rien qu’aux États-Unis) avant la commercialisation massive de la radio et du phonographe électrique - et marquée jusqu’alors par ce statut bâtard, entre instrument de musique et moyen de reproduction et de diffusion sonore.
Et l’œuvre est à la mesure du déplacement culturel de l’outil qui a permis de la façonner: sur des ossatures issues de musiques populaires (blues pour la « Study 2a », boogie-woogie pour la 3e étude, tango pour la pièce interrogative du même nom, motifs jazz ou ragtime à la Art Tatum…), le compositeur greffe des matières musicales marquées par une extrême savantisation (touchant aux mathématiques, à la science des nombres et à la métrique). Superpositions de rythmes extrêmement contrastés, changements graduels ou abrupts de tempos…: en s’affranchissant de la question de l’interprète, les pianos mécaniques de Nancarrow se muent parfois en véritables « mitrailleuses musicales » lui permettant de propulser dans l’air des agrégats - de « petites bombes » - sonores pouvant compter - compacter - plus de deux cents attaques à la seconde ! Mais, en partie grâce à leur socle humaniste et populaire, ses études ne deviennent jamais froides ou inécoutables; leurs auditeurs ont la tête dans un nuage de notes inouïes (au sens premier de l’adjectif: jamais entendues auparavant), mais les pieds en terrain familier.
Philippe Delvosalle
Notre dossier sur le « Pianola »